La Revue française en sciences de l’information et de la communication (RFSIC) consacre un dossier aux processus de plateformisation de la culture en direction des jeunes.
Ce dossier, coordonné par Sophie Jehel, Professeure en Sciences de l’information et de la communication (Université de Paris VIII), Valérie-Inés de la Ville, Professeure en Sciences de Gestion; Industries jeunesse et RSE (Université de Poitiers) et Nicolas Oliveri, Enseignant-chercheur (IDRAC Business School) aborde différentes facettes des pratiques des jeunes, adolescents et jeunes adultes, sur les plateformes commerciales, conversationnelles et culturelles.
A partir d’enquêtes de terrain, les auteur.ice.s recensent les différentes tactiques que mettent en place les adolescents sur ces plateformes, « face à ce qu’ils perçoivent de leurs injonctions à aimer, commenter, jouer, sourire, partager ou monétiser ».
La première partie du dossier porte sur les usages de TikTok, de Snapchat et de Webtoon.
Sandrine Philippe, doctorante en sciences de l’information et de la communication, pose d’emblée le cadre d’analyse pour aborder le lien entre les plateformes et les pratiques culturelles des jeunes : celui du travail numérique qu’imposent les plateformes aux audiences qu’elles rassemblent. Le « digital labor » comprend trois modalités : « l’appropriation des contenus créés par l’utilisateur, la collecte systématique de données liées à son engagement dans les activités contrôlées par la plateforme et la monétisation auprès d’annonceurs de l’audience active sur la plateforme ». À travers 22 entretiens avec des jeunes de 11 à 19 ans, Sandrine Philippe entreprend de comprendre l’expérience du temps que les jeunes usagers de TikTok développent sur la plateforme tout en examinant s’ils décryptent le mode opératoire de cette dernière pour les maintenir engagés dans des activités qu’elle contrôle et exploite.
A partir du cas de Snapchat, « réseau de référence en matière de conversations entre pairs à qui elle procure des filtres, des émojis et des gifs pour s’exprimer », Laurence Corroy, Professeure des universités (université de Lorraine) et Sophie Jehel, Professeure Sciences de l'information et de la communication (Université Paris 8) mettent en lumière le travail affectif – « l’obligation de faire circuler des émotions » – que cette plateforme impose à ses utilisateurs. Par une enquête croisant un questionnaire auprès de plus de 6 600 adolescents et des focus groups avec 53 adolescents, Laurence Corroy et Sophie Jehel montrent que les adolescents engagent un travail émotionnel permanent au profit de la plateforme.
Florence Rio , Maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication (Université de Lille) et Elsa Tadier, Maîtresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication (université Paris Cité) analysent les stratégies de captation de l’attention des adolescents par une plateforme coréenne de lecture de mangas, Webtoon. Les mangas proposés opèrent dans les récits visuels une « mise en abyme de la cible adolescente » par l’évocation de leurs pratiques numériques, ciblées sur le smartphone et la mise en avant de thèmes et de cadres spatiotemporels qui les concernent. Les chercheuses évoquent une « transformation de l’économie relationnelle du lire » : la valorisation de la publication de commentaires par les lecteurs est stimulée non seulement par des métriques de popularité mais aussi par la production d’une série dédiée aux réponses des auteur.ice.s aux commentaires des lecteurs, amplifiant ainsi une « boucle de pratiques ».
La seconde partie du dossier aborde les mutations d’accès aux savoirs chez les jeunes adultes, soit sur une plateforme commerciale comme YouTube, à partir de productions documentaires particulières, soit sur une plateforme d’apprentissage.
Étudiant la chaîne #Datagueule sur YouTube, Laurent Chomel, chargé de recherche (LabSIC, Université Sorbonne Paris-Nord) montre comment celle-ci a permis de fédérer une communauté très investie qui va même jusqu’à co-financer en crowdfunding la production de certaines vidéos. L’auteur repère trois conditions pour que la délibération publique émerge : un sujet précis sur lequel délibérer, une hétérogénéité des parcours des participants, une information plurielle accessible à tous afin que les webspectateurs partagent un socle commun de faits à commenter. Laurent Chomel montre le rôle déterminant des contributeurs massifs « dont l’engagement se traduit par l’exposition d’une argumentation structurée et constructive qui invite les autres participants à exprimer leur point de vue ».
Loin des recherches qui soulignent la faible réussite des Moocs, que généralement entre 5 et 10 % seulement des inscrits fréquentent jusqu’à la fin, Jamal Traoré, enseignant (ESLSCA Business School Paris) et Nicolas Oliveri, enseignant-chercheur (IDRAC Business School) s'attachent à comprendre pourquoi le cours en ligne « Gestion de projet », proposé par l’université de Lille, atteignait un taux de complétion de 20 %. Ils décrivent les caractéristiques des jeunes intéressés par ce type de formation numérique : jeunes adultes engagés dans la vie professionnelle, entrepreneurs débutants, suffisamment motivés pour y consacrer du temps sur leur temps personnel. L’enquête permet de confirmer « le potentiel d’apprentissage de ces formations en ligne », tout en en définissant certaines conditions.
David Bessot et Alessandro Fiorentino, cofondateurs d'Infhotep et de l'association PrivacyTech, ont formé plus de 200 délégués à la protection de données. Ils ont également développé des actions en direction de 700 jeunes de 14 ans, depuis 7 ans dans le cadre de leur programme Junior Privacy. Ce poste d’observation privilégié leur a permis d’identifier les tactiques des plateformes « qui visent à court-circuiter l’autonomie de jugement des usagers ». Ils recensent ici huit pratiques prédatrices, « qui permettent, dans le flou de cadres juridiques mal adaptés ou parfois dans l’illégalité, de récolter un maximum de données personnelles bien au-delà du consentement clair et informé des utilisateurs, et en particulier des jeunes utilisateurs ».
Sommaire
- Sophie Jehel, Valérie-Inés de la Ville et Nicolas Oliveri : Penser les processus de plateformisation de la culture en direction des jeunes (introduction)
- Sandrine Philippe : Les adolescents face aux stratégies de TikTok
- Laurence Corroy et Sophie Jehel : Dans les « flammes » de Snapchat : le travail émotionnel des adolescents
- Florence Rio et Elsa Tadier : Tu commentes donc je suis : stratégies de captation du public adolescent par les plateformes de lecture. Le cas de Webtoon
- Laurent Chomel : YouTube et l’initiation politique des jeunes adultes. Quand les commentaires amorcent une pratique délibérative
- Nicolas Oliveri et Jamal Traoré : Une plateforme pour favoriser l’apprenance des jeunes adultes : le cas du MOOC Gestion de projet et sa communauté de pratique
- David Bessot et Alessandro Fiorentino : Analyse des techniques utilisées par les réseaux socionumériques pour capter les données des mineurs au travers de dispositifs numériques manipulateurs
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