« Après plusieurs décennies à questionner les usages numériques et l’innovation, la recherche en sciences sociales est loin d’avoir épuisé toutes les perspectives de questionnement et de nombreuses zones d’ombre restent encore largement inexplorées ».
À la croisée des diverses épistémologies et méthodologies animant les sciences sociales, mais également alimentée par les travaux de recherche en informatique, la revue Terminal porte, depuis le début des années 1990, un regard critique sur l’évolution des usages numériques.
De son côté, le Groupement d’Intérêt Scientifique (GIS) M@rsouin soutient, à partir du territoire breton, des équipes de recherche travaillant sur les transformations sociales, économiques et politiques liées à l’évolution des usages numériques.
Il en découle un dossier de la revue Terminal, coordonné par Laurent Mell (Docteur en sciences de l'information et de la communication, CREAD–Marsouin, Institut Mines-Telecom), qui réunit sept articles présentés au séminaire M@rsouin 2023, ainsi que de deux contributions envoyées directement à la revue Terminal.
« Ce numéro est l’occasion de rappeler à quel point le numérique est un objet de recherche à multiples facettes qui réclame d’être interrogé non pas comme un champ à part, mais comme un élément traversant et interagissant avec la réalité sociale ».
La première partie du dossier explore, à travers une sélection de domaines d’application différents, la manière dont des évolutions numériques induisent des reconfigurations sociales, qu’elles soient au niveau des représentations, des pratiques culturelles ou des comportements de consommateur.
Lucas Fritz (Université Gustave Eiffel) met en relation les études critiques du handicap et les sciences de la communication en étudiant les controverses sociotechniques autour de l’autisme et de la neurodiversité. Il s’intéresse notamment au rôle du Web (de l’hyperlien et des moteurs de recherche) et de son accessibilité dans la construction de ces controverses. L’enquête s’appuie sur une analyse quali/quantitative d’une cartographie du Web, informée par les pratiques de la sociologie des controverses. Cette enquête interroge in fine la place des sciences sociales (et de leur approche du cerveau) au sein de ces controverses.
Annick Tamaro, Kimberley Girardon, Morgane Innocent et Nicolas Decourcelle (Université de Bretagne Occidentale) explorent l’attitude des consommateurs face à l’impression 3D alimentaire. Cette étude met en lumière une connaissance limitée de ce dispositif technique ainsi qu’un niveau d’acceptabilité limité par les consommateurs des plats préparés avec l’aide de cette technologie. Les chercheur.euses relèvent plusieurs obstacles à cette acceptation, s’exprimant en termes de coûts : pratiques, cognitifs, financiers, sociétaux, culturels, sociaux et de qualité. Et, en tant qu’innovation de rupture, l’impression alimentaire 3D arbore un caractère fortement bivalent et un imaginaire clivant.
Marie-Laure Bernon (Université d’Orléans) et Olivier Trédan (IUT de Lannion) examinent la manière dont Internet s’associe et s’imbrique dans les pratiques ordinaires de la couture. En articulant une approche par les mondes sociaux à une pragmatique du goût, les auteur.ices identifient une évolution du rapport à la couture par l’intégration de pratiques numériques dans les processus d’approvisionnement, d’apprentissage et de valorisation des créations. Au gré du parcours de couturière, Internet vient bousculer des manières d’être et de faire, rediscutant continuellement le goût pour la couture. Le Web contribue ainsi à refaçonner les mondes de la couture en proposant de nouvelles formes de transmission des savoirs théoriques et procéduraux, comme de nouvelles modalités d’apprentissage.
La deuxième partie envisage les relations entre les différentes figures d’inégalités éducatives et les disparités numériques, au regard de recherches récentes concernant l’éloignement numérique et les imaginaires associés.
Jérôme Clerget (Université Rennes 2 Cread-GIS Marsouin), Pascal Plantard (Université Rennes 2 Cread - codirecteur du GIS M@rsouin) et Marianne Bléhaut (Directrice du pôle Data et Économie au Credoc) abordent la question des inégalités numériques et, plus particulièrement, de l’identification des individus dits « éloignés du numérique ». Les aurteur.ices remettent en question le chiffre des « 13 millions » d’éloignés du numérique – éminemment cité et relayé – et la démarche même de quantification de ce phénomène social. Après avoir mis en avant le caractère fondamentalement multidimensionnel du phénomène et montré la diversité des approches visant à en rendre compte, les auteur.ices proposent une représentation de l’éloignement sous la forme d’un « halo » reposant sur l’étude du « sentiment d’aisance » relatif et subjectif des individus interrogés, avant de mettre en avant l’intérêt d’identifier en détail les personnes concernées pour mieux montrer la centralité des facteurs culturels et sociaux.
Pour en savoir plus : La société numérique française : définir et mesurer l’éloignement numérique
Carine Aillerie, Théo Martineaud, Mélina Solari-Landa Landa (Université de Poitiers), Veronica Castillo Pérez, Angela Figueroa Iberico et Augusta Valle Taiman (Université pontificale catholique du Pérou, Lima) examinent les pratiques informationnelles d’enseignant.es de primaire (CM1-CM2) en considérant les positionnements pédagogiques opérés en matière d’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI). Si les pratiques informationnelles des enseignants répondent à des besoins différents (préparation des contenus d’enseignements, développement de l’expérience personnelle comme professionnelle), l’expression concrète de l’EMI à l’école primaire prend des formes toutes aussi différentes (activités ponctuelles, hors temps scolaire, structurée à partir des représentations enseignant.es).
Matthieu Serreau (Université Rennes 2 CREAD) et Pascal Plantard analysent les transformations psychodynamiques, individuelles et collectives des pratiques numériques éducatives pendant le confinement lié à la Covid-19. À partir d’échanges entre des élèves et des enseignants, les auteurs montrent que la mobilisation de technologies numériques dans un contexte éducatif de pandémie est avant tout structurée sur des représentations instables et évolutives du numérique. Le bouleversement de certaines normes éducatives a ébranlé bon nombre d’enseignant.es et d’élèves (conflit de légitimité, capital numérique mis à l’épreuve, etc.). La mise en lumière de disparités numériques éducatives renforce la nécessité d’un accompagnement aux cultures numériques, au-delà de la simple formation technique aux outils éducatifs.
La troisième partie présente trois textes « où le numérique est à l’épreuve du patrimoine, en proposant de discuter des renégociations engagées dans le paysage professionnel des archivistes, des dynamiques créées par l’usage du numérique dans le cadre d’expositions sur l’esclavage, mais également des publics mobilisés par les expositions en ligne ».
Maëlle Moalic-Minnaert (Université de Caen Normandie) interroge les effets du numérique sur l’autonomie des archivistes. Elle s’attarde sur les modalités de reconfiguration de l’autonomie individuelle des archivistes dans la réalisation de leurs missions au quotidien, ainsi que dans leur posture professionnelle à l’égard des informaticiens. D’un côté, au sein du groupe professionnel, les archivistes négocient individuellement leur rapport au numérique, mais aussi de manière hétérogène selon leur position socio-professionnelle. De l’autre, la « professionnalité » du métier d’archiviste est renégociée au gré des refontes de procédure de travail en lien avec le numérique.
Caroline Creton et Manuelle Aquilina (Université catholique de l'Ouest) se penchent sur l’utilisation de dispositif de médiation culturelle numérique dans des expositions sur l’esclavage. Les autrices montrent que, malgré la complexité mémorielle d’expositions sur ce sujet, le numérique est mobilisé pour aider à comprendre la réalité du système esclavagiste et ses conséquences actuelles. Leur analyse, qui s’appuie sur des entretiens avec des professionnels et des visiteurs, révèle que ces dispositifs numériques « jouent un rôle crucial dans l’expérience des publics, en parlant à leur ressenti et en ébranlant leurs perceptions ».
Marie-Laure Bernon (Université d'Orléans) examine les publics de musées sur Internet, leur diversité ainsi que leurs motivations à se rendre dans ces espaces numériques. Elle constate que la visite d’expositions en ligne est principalement pratiquée par des personnes âgées et favorisées, combinant un usage utilitaire d’Internet avec une expertise des musées liée à leur niveau de diplôme et à leur culture patrimoniale. Cette minorité de passionnés de musées d’art s’approprie l’exposition en ligne comme un dispositif complémentaire de médiation artistique et aussi suivant une logique de distinction des autres formes d’expérience muséale. De plus, cette recherche s’attarde sur les pratiques numériques des catégories populaires, moins familières avec les musées et entretenant un rapport difficile à l’écrit. Pour ces dernières, effectuer une visite en ligne prend alors une forme éducative et s’apparente à une navigation sur un « Wikipédia cultivé ».
Référence :
Sommaire du dossier
- Laurent Mell : Interroger le numérique sous toutes les coutures. Entre souplesse méthodologique et rigueur épistémologique
- Lucas Fritz : Nos cerveaux sur le Web : entre neuro-réductionnisme et neurodiversité
- Annick Tamaro, Kimberley Girardon, Morgane Innocent and Nicolas Decourcelle: Acceptabilité de l’impression 3D alimentaire par les consommateurs
- Marie-Laure Bernon and Olivier Trédan : Le goût de coudre à l’heure d’Internet : reconfigurations numériques des mondes de la couture
- Jérôme Clerget, Pascal Plantard and Marianne Bléhaut : Pour en finir avec les « 13 millions » ? Au défi de rendre compte de l’éloignement du numérique
- Carine Aillerie, Théo Martineaud, Mélina Solari-Landa Landa, Veronica Castillo Pérez, Angela Figueroa Iberico and Augusta Valle Taiman : Pratiques informationnelles quotidiennes des enseignants et éducation aux médias et à l’information à l’école primaire en France
- Matthieu Serreau and Pascal Plantard : Le numérique comme fait social total : évolution des pratiques numériques éducatives pendant les confinements
- Maëlle Moalic-Minnaert : Les archivistes face au numérique : une autonomie à reconstruire ?
- Caroline Creton and Manuelle Aquilina : Contributions des dispositifs de médiation culturelle numériques pour exposer et recevoir l’histoire du commerce triangulaire
- Marie-Laure Bernon : Les publics de musées sur Internet à l’épreuve des fractures sociales