
Avant-propos
En 2021, le Programme Société Numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a lancé une consultation pour la production d’un rapport sur l’état de l’art de la société numérique française. C’est dans ce cadre que le Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (CRÉDOC) et le Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique de l'Université de Rennes (CREAD) associé au GIS M@rsouin, se sont vu confier la production de ce rapport. Pour cette première édition, l’ANCT a choisi d’orienter les travaux autour de la définition de l’éloignement du numérique, de l’analyse comparative de ses différentes mesures, et de l’identification des principaux facteurs associés.
Le présent article vise à faire une synthèse de ces travaux.
Le concept de capabilité numérique, un changement de paradigme pour définir l’éloignement numérique
Les approches historiques
Initialement, dès les années 1990, l’éloignement numérique est défini par le prisme de l’accès aux technologies (donnant lieu au concept de « fracture numérique »), puis par celui des compétences (donnant lieu au concept de « littératie numérique »). Si ces angles d’approche peuvent être utiles pour donner un aperçu de la diffusion des technologies et compétences numériques dans la société, ils ne constituent qu'une manière partielle d'analyser le phénomène de l’éloignement du numérique.
Sortir d’une vision dichotomique des inégalités numériques
Depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération de travaux s’est centrée sur l’étude des possibilités inégales des individus à transformer les opportunités (culturelles, économiques, sociales, politiques, etc.) offertes par les technologies numériques, en bénéfices effectifs. De cette manière, ces travaux ont permis de renverser l’angle d’approche traditionnel, centré sur le manque (d’accès, de compétences), pour s’intéresser à l’apport des technologies pour les individus. C’est sur cette base qu’à émerger le concept de « capabilité numérique ». Les capabilités constituent l’ensemble des actions qu’un individu a le pouvoir de mettre en œuvre et l’ensemble des états qu’il peut effectivement atteindre pour accroître son bien-être et favoriser son pouvoir d’agir. Ce concept permet ainsi de définir l’éloignement du numérique au-delà d’une vision dichotomique des inégalités numériques (usagers/non-usagers ; internautes/non-internautes). Car, si l’usage des technologies numériques est a priori de nature à améliorer le bien-être des individus, tous les individus ne sont pas en situation de tirer les mêmes profits des technologies numériques. En effet, différents travaux ont souligné que la nature capacitante ou non-capacitante des technologies numériques est en réalité grandement conditionnée par les conditions d’existence et le niveau de capital numérique des individus. Le capital numérique est constitué de toutes les ressources qu’un individu peut mobiliser pour favoriser ses capabilités numériques. Cette notion clef, qui s’appuie sur les travaux menés par Pierre Bourdieu, participe à expliquer la répartition inégale des capabilités entre les individus.
L’éloignement numérique s’explique par des facteurs socio-économiques et culturels
Une utilisation abusive de l’âge
L’âge constitue une variable bien connue de l’éloignement du numérique, les personnes âgées sont généralement perçues comme les plus en difficultés à l’égard des technologies numériques, tandis que, à l’inverse, les jeunes sont souvent considérés comme experts. Cependant, l’âge n’est en rien un facteur explicatif de l’éloignement numérique, tout au plus il s’agit d’un facteur descriptif. Si les personnes âgées de 70 ans ou plus, comptent une part de non-internautes supérieure à la moyenne, il convient de noter, d’une part, que cette classe d’âge est celle qui compte le plus grand nombre de personnes sans aucun diplôme (n’ayant pas connu la massification scolaire dans leur jeunesse) et d’autre que ces personnes ont découvert Internet tardivement dans leur vie (elles n’ont donc pas bénéficié d’une socialisation primaire ou d’une socialisation professionnelle autour des nouvelles technologies). Cet effet générationnel explique l’écart constaté avec les « jeunes retraités » (plus de 60% des 60-69 ans sont connectés) et est démontré par l’évolution de la part de non-internautes au cours du temps dans différentes tranches d’âge. Concernant les plus jeunes, il convient d’abord de noter que la part d’éloignés du numérique reste élevée : près de 20% pour les moins de 25 ans. En outre, plusieurs travaux montrent que les compétences et pratiques numériques des jeunes sont différenciées, hétérogènes, et surtout inégalitaires, dans la mesure où elles sont dépendantes de contextes sociaux fort différents. L’âge est donc souvent utilisé abusivement pour identifier ou exclure des populations qui risquent d’être éloignées du numérique.
Le milieu social et le niveau de diplôme, des facteurs clefs de compréhension
Comme le montre la variable de l’âge, l’identification des personnes éloignées du numérique ne peut pas se faire sans prendre en compte les facteurs sociaux et culturels. La catégorie socio-économique constitue une variable traditionnelle des inégalités numériques qui tend à montrer que les milieux modestes sont à la fois davantage caractérisés par un éloignement du numérique et par des pratiques numériques distantes de l’écrit. Elle apparaît elle-même très liée à la variable « culturelle », les individus les plus socio-économiquement favorisés étant généralement ceux qui sont également dotés des volumes de capital culturel les plus importants. Dit autrement, en lien avec le concept de capabilité numérique (cf. supra), ces publics sont davantage susceptibles de tirer des profits concrets de leurs usages des technologies numériques. De nombreux travaux démontrent la place majeure occupés par ces facteurs dans l’explication de l’éloignement numérique. Tout d’abord, on constate des pratiques du numérique socialement situées. En effet, outre le fait que les individus qui occupent des positions sociales les plus avantageuses dans la société bénéficient généralement d’un accès de meilleure qualité aux ressources numériques, ils disposent également d’un répertoire de pratiques plus diversifié (cf. contextes scolaire, professionnel, etc) que les individus issus de milieux modestes, lesquels sont plus susceptibles d'utiliser des ressources numériques davantage pour le divertissement. D’ailleurs, la place de l’écrit constitue un facteur déterminant des pratiques différenciées qui sont faites des technologies numériques. Les milieux modestes, en particulier non-diplômés, en sont distants et dévalorisent cette forme d’échange au profit de l’interaction en face-à-face, allant même jusqu’à adopter des pratiques permettant de contourner l’utilisation de l’écrit. Ainsi, à titre d’exemple, la dématérialisation administrative expose les familles modestes à des pratiques du numérique qui se révèlent être complexes pour elles, pouvant être de nature à expliquer le phénomène de non-recours au droit dans ces milieux. Plus précisément encore pour expliquer l’éloignement numérique, d’autres travaux récents montrent une correspondance nette entre un faible niveau d’appropriation des technologies numériques et un niveau de capital culturel peu abondant chez les individus. Ces travaux soulignent l’existence d’importantes différences d’appropriation des outils numériques et de pratiques au sein même des milieux modestes, entre les individus diplômés et les individus peu ou pas diplômés, attestant du rôle central joué par le capital culturel des individus. On assiste en effet depuis les années 2000, dans le cadre de la massification de l’accès aux études supérieures, à l’apparition d’un public, notamment issus de milieux modestes, qui dispose d’un niveau de certification universitaire sans pour autant parvenir à trouver un emploi qui corresponde à cette certification. La conséquence est l’émergence, au sein des catégories modestes, de publics partageant le même milieu social mais se distinguant d’un point de vue du niveau de diplôme (et donc de l’accumulation de capital culturel). Les résultats du Baromètre du numérique (2022) soutiennent ces analyses : les personnes non diplômées sont nettement moins souvent internautes que les personnes disposant d’un diplôme au moins équivalent au bac. La part de non-internautes parmi les premières s’élève ainsi à près de 40%, et moins de 10% parmi les secondes. En résumé, si l’interrelation entre les différents facteurs évoqués invite à considérer ces derniers comme bien souvent interdépendants, le niveau de diplôme (plus largement le capital culturel) apparaît comme un facteur prépondérant pour expliquer l’éloignement numérique au sein de la population française.
Quantifier l’éloignement numérique en France
Les enquêtes françaises
Trois systèmes d’enquête se sont attelés à la quantification de l’éloignement du numérique en France : l’enquête relative à l’usage des technologies de l’information et de la communication auprès des ménages de l’Insee, les enquêtes Capacity puis Capuni portées par le GIS M@rsouin, et le Baromètre du numérique commandité par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), le Conseil général de l'économie (CGE) et, depuis plus récemment, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Conçues de manière indépendante, ces trois enquêtes reposent sur des partis-pris méthodologiques parfois divergents et proposent des mesures de l’éloignement numérique différentes. Toutefois, trois grandes catégories d’indicateur se dégagent de ces enquêtes pour mesurer l’éloignement numérique : par les équipements (l’éloignement physique au numérique), les usages et les compétences. Concernant l’approche par les équipements, l’analyse des enquêtes les plus récentes met en évidence l’omniprésence des équipements, y compris la connexion internet, dans la société française. Cette large diffusion limite l’intérêt de focaliser la question de l’éloignement du numérique sous ce prisme (même si les difficultés d’accès à l’équipement constituent à l’évidence des freins aux pratiques numériques). L’approche par les usages, quant à elle, se heurte à la rapide évolution des possibilités d’usage sous l’effet de la diffusion de nouvelles technologies, comme en témoignent par exemple l’adoption des messageries instantanées sur téléphone mobile ou des appels avec vidéo au cours des dernières années. Enfin, l’approche par les compétences s’inscrit classiquement dans une logique restrictive de l’éloignement numérique, associée à des nomenclatures bien définies qui manque parfois de nuance. Notons, toutefois, que le niveau de compétence subjectif déclaré conduit à une vision beaucoup plus large de l’éloignement du numérique.
Actualisation du nombre d’éloignés du numérique
L'analyse de ces trois catégories d’indicateur nous permet de proposer une mise en perspective en deux étapes de la quantification de l’éloignement numérique, afin de rendre compte de la diversité des situations et des pratiques :
- En termes d’usages, ne pas être internaute constitue la première mesure d’éloignement du numérique. La dernière édition du Baromètre du numérique (2022) permet d’actualiser cette mesure : 8,8 % de la population de 18 ans et plus est aujourd’hui non-internaute en France (soit 4,5 millions de personnes). En cohérence avec les précédents travaux, nous proposons de retenir cette définition pour mesurer les non-usagers du numérique. En dépit de ses limites, cette définition a l’avantage d’être relativement simple à mesurer, et d’être inclue dans les enquêtes depuis de nombreuses années. Elle permet donc une perspective historique nécessaire à la bonne compréhension du phénomène de l’exclusion du numérique.
- Ensuite, nous proposons de retenir un indicateur basé sur l’aisance ressentie dans la réalisation de tâches numériques pour construire un ou plusieurs groupes d’internautes plus ou moins éloignés du numérique. Cette mesure subjective permet de décrire les difficultés de certaines populations pourtant utilisatrices des outils numériques. Elle évite en outre la nécessité d’actualiser la liste des compétences numériques nécessaires à un bon usage des outils. En 2022, d’après les données du Baromètre du numérique, la part des personnes internautes ne se sentant pas compétentes dans l’utilisation d’Internet s’élève à 22,9 % (soit 11,5 millions de personnes).
Selon cette approche large de l’éloignement numérique, ce sont donc 31,5% des 18 ans et plus résidant en France métropolitaine qui sont éloignées du numérique aujourd’hui (soit 16 millions de personnes). Toute comparaison avec le chiffre, devenu fétiche, des 13 millions d’exclus du numérique issu de l’enquête Capacity de 2017, conduirait à des interprétations biaisées. En effet, l’enquête Capacity, réalisée 6 ans auparavant, adoptait une logique plus restrictive de l’éloignement numérique, évoquée dans la partie précédente. En outre, il serait abusif de considérer qu’un abaissement ou une augmentation de la proportion de personnes éloignées du numérique soit strictement lié à l’effet des politiques publiques en France. En effet, cela reviendrait à nier l’impact de facteurs macro-économiques internationaux, qu’il convient de traiter, au moins, à l’échelle européenne, ainsi que l’incidence positive que pourrait avoir la démarche d’amélioration continue des plateformes en ligne pour tendre vers des interfaces toujours plus intuitives.
L’éloignement numérique, un phénomène social
Comme nous venons de le voir, s’il existe plusieurs définitions de l’éloignement du numérique, qui sont autant de dimensions différentes du phénomène, il convient toutefois de se départir de toute vision binaire inclus-exclus, qui présente le défaut majeur d’invisibiliser la diversité des situations et des pratiques. A ce titre, le concept des capabilités numériques (cf. supra) est éclairant, puisqu’il permet de mettre la focale sur la capacité des individus à pouvoir tirer profits des technologies numériques. Par ailleurs, cette vision, plus à même de prendre en compte les contextes dans lesquels les différentes formes d’éloignement du numérique prennent place, permet de reposer l’enjeu de l’inclusion numérique sur sa base sociale, puisque la nature capacitante ou non-capacitante des technologies numériques est en réalité grandement conditionnée par les conditions d’existence des individus. Il convient en particulier de mieux prendre en compte les capitaux culturels (particulièrement le niveau de diplôme) et numériques des individus, dont l’analyse montre qu’ils sont centraux tant dans le rapport aux technologies que dans le développement de pratiques numériques différenciées. Partant de ce constat, il convient également et de relativiser la pertinence d’une évaluation trop générale du nombre d’éloignés du numérique. En effet, à la quête d’un chiffre précis d’éloignés qui parait dénué de sens, il serait préférable de représenter le phénomène sous la forme d’un halo permettant de considérer les individus comme plus ou moins éloignés du numérique, en fonction des attentes et besoins subjectifs qu’ils formulent.
Ainsi, l’éloignement numérique ne peut plus être considéré comme un simple enjeu technique ou quantitatif : il s’agit d’abord d’un phénomène social. La prise en compte de ce phénomène dans sa complexité et son hétérogénéité ouvre des perspectives importantes pour la construction de politiques d’inclusion numérique différenciées en fonction des publics et des territoires.
Contact presse : thomas.macaluso@anct.gouv.fr - marine.jouan@anct.gouv.fr