Avant-propos
En 2021, le Programme Société Numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a lancé une consultation pour la production d’une série d’études sur l’état de l’art de la société numérique française. C’est dans ce cadre que le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) et le Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD), associé au GIS M@rsouin, mènent un travail de diagnostic et d’analyse qui donne lieu à une série de rapports thématiques. La première édition, publiée en avril 2023, portait sur la définition et la mesure du phénomène d’éloignement numérique. La seconde édition de cette série d’études s’inscrit dans la continuité en s’intéressant plus particulièrement aux professionnels du secteur de la méditation numérique. Le présent article délivre une synthèse de cette dernière étude.
Pour citer l'étude :
ANCT, CREDOC, Université Rennes 2 CREAD-M@rsouin, La société numérique française : les professionnels de la médiation numérique au défi de l’éloignement numérique, 2025.
Les documents de l'étude
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Des besoins croissants d’accompagnement numérique de la population
L’essor des technologies numériques a provoqué une transformation importante des activités et des processus dans nos sociétés depuis une vingtaine d’années. La persistance d’inégalités socionumériques malgré la diffusion massive des infrastructures et équipements numériques, et la présence de pratiques numériques très hétérogènes au sein de la population française, ont été fortement mises en lumière avec la numérisation progressive de l’ensemble des activités et démarches de la vie quotidienne. Ce constat s’accompagne, depuis la fin des années 1990, de la mise en place de différents dispositifs d’emplois aidés : les « emplois jeunes » à la fin des années 1990 puis le programme « 2 000 emplois d’avenir en espace public numérique » en 2012, et plus récemment le dispositif « Conseillers numériques », annoncé en novembre 2020, reposant sur le recrutement et la formation de 4 000 médiateurs numériques dans une grande variété de structures (publiques et privées). Ces dispositifs successifs reflètent une réponse aux besoins croissants d’accompagnement numérique de la population, et ont aussi contribué à une redéfinition progressive et parfois imprécise des missions attribuées aux médiateurs numériques, dans un contexte de professionnalisation en construction.
La médiation numérique pour l’appropriation des technologies et l’acquisition d’une culture numérique
Un champ professionnel issu de l’éducation populaire
La médiation numérique, comme d’autres formes de médiations liées à la formation des adultes, entretient un lien fort avec l’éducation populaire qui s’intéresse à la formation civile et civique. C’est dans le cadre des espaces d’éducation populaire que s’est développée la médiation appliquée au domaine des technologies numériques, prônant la diffusion d’une culture technique qui se définit comme un minimum de connaissances et de savoir-faire permettant à un individu de se « réapproprier » les technologies. Ce qui est ainsi visé, c’est à la fois d’influencer positivement le parcours d'appropriation des technologies par les différents publics (c’est-à-dire le processus par lequel un individu intègre un dispositif technique à sa pratique, en l’adaptant à sa culture, ses besoins, ses valeurs) et permettre ainsi leur autonomisation en tenant compte des contextes d’usage ainsi que des caractéristiques socioculturelles des individus.
L’activité d’accompagnement au numérique vers l’autonomisation conduit à distinguer la médiation numérique selon qu’elle est considérée comme une activité ou comme un métier en tant que tel : il existe en effet des professionnels spécifiquement formés et qualifiés en tant que « médiateurs », dont la médiation constitue le cœur de métier et l’expertise alors que d’autres professionnels (ou encore bénévoles) ont une activité de médiation sans réelles compétences spécifiques au regard de leur formation initiale et qui relève d’une activité parmi d’autres dans leur quotidien.
Le paysage actuel de la médiation numérique
Dans ce contexte de médiation numérique multiforme et de mosaïques d’acteurs, le Programme Société Numérique de l’ANCT joue un rôle central dans l’identification des professionnels et lieux de médiation numérique. A partir de son travail de cartographie collaborative, 13 203 lieux de médiation numérique étaient recensés en novembre 2024, majoritairement en France hexagonale avec de fortes différences régionales : les régions de Nouvelle-Aquitaine, de Hauts-de-France, d'Auvergne-Rhône-Alpes et, au sein des départements d’Outre-Mer, la Réunion et la Guadeloupe, disposent du plus grand nombre de lieux de médiation numérique par habitant. Fait intéressant, 80 % de la population hexagonale dispose d’au moins un lieu de médiation numérique professionnelle dans sa commune ou à proximité (67 % des Français métropolitains disposent d’un lieu de médiation dans leur propre commune, 13 % peuvent accéder à un lieu de médiation en moins de sept minutes par la route). Cependant, 20 % doivent parcourir 7 minutes ou plus en voiture pour y accéder. Les non-internautes, en particulier, sont plus susceptibles de vivre éloignés de ces services, seuls 51 % ayant un accès local. L’analyse opérée sur la base de la cartographie n’inclut pas les lieux réalisant exclusivement de l’aide à la réalisation des démarches administratives en ligne. En effet, si ces lieux peuvent permettre un repérage et une orientation des personnes en difficulté vers des dispositifs de médiation numérique, l’aide qui y est délivrée ne s’inscrit pas dans un parcours d'appropriation des technologies numériques.
La médiation numérique face à une épreuve de professionnalité
La dématérialisation des démarches administratives au carrefour de plusieurs groupes professionnels
La dématérialisation (ou numérisation) des démarches administratives s’est imposée comme une nouvelle norme du service public (le plan « Action publique 2022 » visait la dématérialisation de l’ensemble des démarches administratives en 2022). Dans les cas où cette numérisation s’est substituée aux autres canaux d’accès à l’administration (guichet, voie postale, ligne téléphonique), celle-ci implique une « obligation de connectivité » pour les citoyens dans le cadre de la relation administrative. Si le rapport numérisé à l’administration et aux services publics a permis une simplification des démarches pour certains publics, il ne bénéficie cependant pas à toutes les catégories de la population, en confrontant certains publics à des pratiques numériques et, surtout, administratives complexes pour eux, pouvant aller jusqu’à alimenter le phénomène de non-recours aux droits. Par ailleurs, il est intéressant de noter que le processus de dématérialisation des démarches administratives a contribué à brouiller les frontières entre les groupes professionnels que sont : les médiateurs numériques, les travailleurs sociaux et les médiateurs administratifs.
Impacts sur les médiateurs numériques
Afin de répondre aux demandes croissantes d’accompagnement dans la relation administrative numérisée, souvent caractérisées par une situation d’urgence sociale des demandeurs, les médiateurs numériques sont parfois contraints de devoir réaliser un accompagnement administratif, variable en nature et en volume en fonction des publics et lieux d’intervention. Ainsi, nombre de médiateurs numériques sont confrontés à des démarches administratives pour lesquelles ils ne sont pas formés, ne disposent pas de ressources spécifiques, ni de référents dans les administrations publiques. Cette situation, marquée par un certain flou, les pousse parfois à devoir faire « à la place » des personnes accompagnées, faute de pouvoir faire autrement, au détriment de la démarche à finalité émancipatrice propre à la médiation numérique. A ce titre, les demandes d’accompagnement liées à la réalisation de démarches administratives en ligne auprès des médiateurs numériques constituent généralement une « épreuve de professionnalité » pour ces derniers, en mettant en tension ce qu’ils considèrent devoir faire et ce qu’ils font en réalité.
Impacts sur les travailleurs sociaux
La dématérialisation de la relation avec l’administration pour accéder aux droits sociaux conduit également à une reconfiguration du travail social. Une partie des travailleurs sociaux considère la dématérialisation comme une source de problèmes pour leurs bénéficiaires mais aussi pour eux-mêmes, en provoquant à la fois une déqualification face à leurs missions de médiation sociale et une charge de travail supplémentaire. À cet égard, le malaise exprimé par les travailleurs sociaux est renforcé par le fait qu’ils doivent souvent agir, à l'instar des médiateurs numériques, en l’absence d’un mandat clair. Certains travaux montrent à cet égard que tous les professionnels du secteur social ne s’engagent pas dans l’accompagnement au numérique, certains d’entre eux excluant les usages numériques de leur champ d’intervention. Ces postures professionnelles relèvent de variables contextuelles telles que les conditions et la charge de travail, et de variables individuelles relatives à leurs niveaux de compétence numérique, ainsi qu’à leur conception du métier.
Impacts sur les médiateurs administratifs
Les médiateurs administratifs, souvent représentés par les agents d’accueil dans les points d’accès mutualisés aux services publics comme les espace France Services, sont, quant à eux, directement impliqués dans l’aide à la réalisation des démarches administratives, notamment en ligne. Cette médiation administrative semble évoluer d’une fonction d’accueil et d’orientation à une fonction d’accompagnement des usagers dans leurs démarches en ligne, confrontant là aussi des professionnels à une reconfiguration de leur activité. Au contraire des médiateurs numériques et des travailleurs sociaux, cette évolution semble cette-fois être vécue positivement par les agents administratifs concernés, comme « une revalorisation du travail de guichet » traditionnellement déprécié. Investis d’une mission d’accompagnement aux démarches administratives reconnue institutionnellement, et dans la mesure où ils bénéficient de formations qui leur permette de se familiariser avec les démarches et les interfaces des administrations, les agents en points d’accès sont bien mieux outillés et formés que les médiateurs numériques ou les travailleurs sociaux pour aider les personnes dans leurs démarches administratives. Ils peuvent également entrer davantage, et plus aisément, en interaction avec les différents organismes concernés par le biais d’accès privilégiés. En outre, ces professionnels de la médiation administrative sont également plus familiers des solutions existantes pour faire face aux enjeux déontologiques et juridiques liés à l’accompagnement de l’administratif en ligne (respect de la vie privée, consentement et établissement des responsabilités).
Une articulation nécessaire entre la médiation numérique et la médiation administrative
En produisant une désintermédiation de la relation citoyen-administration, la numérisation des démarches administratives impose de disposer non seulement d’un accès matériel à Internet et de certaines habiletés techniques, mais aussi, et surtout, de maîtriser la langue, l’écrit, et plus largement les procédures administratives. Ainsi, dans ce contexte, le sujet de l’accès aux droits repose sur un « sens pratique de l’administration », c’est-à-dire sur un ensemble de compétences administratives qui ne sont pas initialement liées au numérique (identifier le bon interlocuteur, traduire sa situation dans des catégories administratives, identifier le statut des documents, signaler un éventuel problème, etc.). D’ailleurs, selon le Baromètre du numérique 2022, il est intéressant de noter qu’un Français sur deux déclare connaître des difficultés dans la réalisation de démarches en ligne. Cette proportion importante nous invite à penser les impacts de la dématérialisation des démarches administratives au-delà de la question technologique en lien avec les compétences numériques des individus. Sans toutefois exclure que la dématérialisation confronte certains publics à des pratiques du numérique complexes pour eux.
En lien avec les reconfigurations professionnelles évoquées ci-dessus, ces éléments suggèrent de penser l’accompagnement des publics aux démarches administratives en ligne selon une juste articulation entre la médiation numérique et la médiation administrative. La complémentarité de l’intervention de ces professionnels apparaît comme un élément clef pour éviter un report de la charge et de la responsabilité du bon fonctionnement des procédures administratives sur les individus.
Etat de la connaissance des lieux de médiation numérique
Quel que soit la difficulté rencontrée, de nature numérique et/ou administrative, une majorité de Français (52 %) déclare connaître au moins un lieu de médiation numérique. Les lieux les plus ancrés dans le paysage local (mairies, médiathèques et bibliothèques) sont les mieux repérés. Les personnes les plus éloignées du numérique, non-internautes, sont mieux informées sur l’existence de ces lieux que les internautes éprouvant des difficultés à l’égard du numérique, probablement en raison de leur profil sociodémographique et de leur dépendance plus forte à l’égard de points d’accès à Internet. La proximité géographique à un lieu de médiation numérique influence non seulement la connaissance mais aussi la diversité des types de lieux connus. Vivre dans une commune où se trouve un lieu de médiation numérique renforce la connaissance de divers espaces possibles pour obtenir de l’aide numérique et encourage à percevoir un accompagnement personnel dans un lieu dédié comme une solution lors de la survenue de difficultés numériques. Pour les internautes ayant le sentiment de ne pas maîtriser pleinement le numérique, habiter dans une commune comportant un lieu de médiation encourage l’identification d’un accompagnement personnel ou d’un cours collectif comme le plus adapté pour améliorer la maîtrise des outils numériques.
Des environnements capacitants pour accompagner le développement professionnel de la médiation numérique
Une filière professionnelle à structurer
Dans un contexte de numérisation de la société et de persistance des inégalités socionumériques, si les métiers de l’accompagnement aux usages numériques à des fins d’inclusion numérique et sociale, s’impose comme primordiale, la question de l’accompagnement et de la formation des acteurs de la médiation numérique eux-mêmes apparaît particulièrement centrale. Comme le soulignent Denouël et Granjon (2023), « Les médiateurs numériques ont aujourd’hui besoin, dans leur formation initiale et « tout au long de la vie », de s’approprier des connaissances pluridisciplinaires leur permettant d’assurer un ensemble de tâches toujours plus larges et variées qui évoluent à mesure de la technologisation accrue des différentes sphères d’activité ». Cette nécessité fait écho aux objectifs formulés dans la feuille de route de la politique nationale d’inclusion numérique 2023-2027 (France Numérique Ensemble) visant, notamment, à structurer la filière des acteurs de la médiation numérique et à développer la formation.
Vers un environnement de travail capacitant
De nombreux travaux portant sur la formation des adultes tendent désormais à montrer que le développement des compétences est en réalité le résultat d’une articulation entre les ressources internes de l’individu, et les ressources externes liées à l’environnement de travail. L’approche par les capabilités ouvre des perspectives importantes pour comprendre la manière dont les individus sont mis en capacité (ou non), dans une organisation et un contexte de travail donné, de se saisir et d’utiliser les ressources présentes dans leur environnement et d’acquérir de nouvelles compétences. L’environnement de travail peut en effet favoriser le développement professionnel en actionnant plusieurs leviers, tels que :
- le contenu de travail : en variant les activités, en permettant des temps de réflexivité et d’analyse de sa pratique, ou encore en offrant d’être confronté à des situations correspondant à la zone proximale de développement des individus ;
- le mode d’organisation du travail : celui-ci peut permettre de développer des compétences comme les pratiques coopératives, la prise d’initiative et la liberté d’agir, la possibilité de tutorer de nouveaux arrivants, de participer à des groupes de travail ;
- la gestion des ressources humaines et de formation : en facilitant l’accès à la formation en vue de renforcer les capacités d’action.
Répondre aux besoins des médiateurs numériques pour s’attaquer aux inégalités socionumériques
Relever le défi du phénomène social qu’est l’éloignement numérique implique d’abord de cerner les besoins spécifiques des médiateurs numériques en menant, avec eux, une réflexion sur leurs besoins dans leurs territoires. Il apparaît nécessaire, notamment, de répondre aux besoins en formation initiale et « tout au long de la vie » de ces professionnels, sur la base de formations pluridisciplinaires, de nature à leur permettre d’assurer un ensemble de tâches larges et variées. Dans le même temps, une clarification des rôles et des tâches entre les différents professionnels de la médiation et de l’accompagnement social pourrait également être envisagée. A ce titre, le cœur de métier des médiateurs numériques, ancrés dans l’éducation populaire, est de favoriser l’engagement des usagers dans un processus réflexif d’appropriation des technologies numériques et l’acquisition d’une culture numérique. Les médiateurs administratifs apparaissent, quant à eux, mieux armés pour apporter une aide plus ponctuelle liée à la relation administrative en ligne. Cette différenciation devrait s’accompagner d’une mise en réseau des différents acteurs, en incluant également les travailleurs sociaux, dans la mesure où ceux-ci font le plus souvent partie d’un même écosystème territorial. Cette mise en réseau apparaît comme une condition nécessaire à l’activation de dynamiques capacitante adaptées aux spécificités de leur territoire d’intervention pour une médiation numérique de proximité.