De puissantes entreprises-plateformes se revendiquent aujourd’hui de l’économie collaborative : conçues pour capter, traiter et contrôler des quantités de plus en plus importantes de données dans l’espoir de dégager des niveaux élevés de profits, elles suscitent désormais de nombreuses critiques.
« Outre leur fonctionnement technologique, observent Mélissa Boudes, Müge Ozman (Institut Mines-Télécom Business School) et Guillaume Compain (Université Paris Dauphine – PSL), « c’est tout le modèle socio-économique des plates-formes qui fait débat. Censées générer de la valeur pour leurs utilisateurs en organisant des transactions en pair à pair, certaines plates-formes dominantes extraient des rentes conséquentes de leur position d’intermédiaire. Il est en outre reproché à des plates-formes d’esquiver le droit du travail via le recours massif aux travailleurs indépendants, de procéder à de l’optimisation fiscale ou encore de contribuer à une marchandisation accrue de nos vies quotidiennes ».
Du collaboratif au coopératif
Une alternative aux entreprises-plateformes se cherche autour du coopérativisme de plates-formes, un mouvement international initié en 2014 par Trebor Scholz. Ses promoteurs émettent une proposition radicale : mettre les plateformes entre les mains de leurs propres utilisateurs.« Pourquoi les usagers des plates-formes délèguent-ils l’intermédiation à des entreprises tierces captant la valeur économique de leurs échanges alors qu’ils pourraient gérer ces plates-formes eux-mêmes ? Pour ce faire, la solution serait d’adopter le modèle coopératif. Autrement dit, de créer des plates-formes possédées par leurs utilisateurs et appliquant un fonctionnement démocratique, où chaque copropriétaire dispose d’une voix, indépendamment de ses apports en capital. De plus, l’obligation de réinjecter une part des bénéfices dans le projet et l’impossibilité de réaliser une plus-value à la revente des parts permettent d’échapper à la spéculation financière ».De nombreuses expériences voient désormais le jour à travers le monde. Le Platform Cooperativism Consortium se propose de donner une voix à ce mouvement. Il réunira les 7-9 novembre 2019 à New York sa premiere conference : Who Owns the World? The State of Platform Cooperativism. En France, La Coop des Communs organisait le 11 octobre dernier, le Forum des Plateformes Coopératives :
Guillaume Compain (Université Paris-Dauphine), Philippe Eynaud (IAE de Paris), Lionel Maurel (CNRS) et Corinne Vercher-Chaptal (Université Paris 13) ont entrepris d’étudier neuf de ces plateformes coopératives qui opèrent en France ou en Belgique.
- Oiseaux de passage : une plateforme de tourisme solidaire
- Coop cycle : une plateforme de livraison à vélo
- Rydigo : un service de covoiturage
- Mobicoop : un service de covoiturage
- Open food : un système de circuits courts alimentaires
- 1dlab : un service de streaming culturel équitable
- Pwiic : une plateforme d’échanges de services et d'objets entre particuliers
- France barter : un réseau d’échanges b2b
- Framasoft : une association d’éducation pour la défense et la promotion du logiciel libre
Ces coopératives portent, par ailleurs, une attention particulière à la question du travail. La cooperative de livreurs à vélo Coopcycle réintégre cette activité dans le salariat avec les protections sociales associées. 1DLAB a inscrit dans sa charte la volonté de garantir un revenu décent aux musiciens et labels indépendants avec qui ils travaillent. Concernant l’évaluation, les Oiseaux de passage refusent l’idée de système de notation pour les hôtes participant à la coopérative.
Trois défis pour les plateformes coopératives
Leurs observations recoupent assez largement celles de Mélissa Boudes, Müge Ozman (Institut Mines-Télécom Business School) et Guillaume Compain (Université Paris Dauphine – PSL). « Il n’existe pas de modèle type de plates-formes coopératives, mais plutôt une multitude d’expérimentations encore jeunes aux structures et modes de fonctionnement très divers… Tandis que certaines sont nées dans la continuité de mobilisations anti-uberisation, à l’instar de Coopcycle, d’autres ont été imaginées par des entrepreneurs du numérique en quête de sens, ou par des organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS) en phase de modernisation ».Les trois chercheurs pointent, pour leur part, trois défis principaux pour les plateformes coopératives : « trouver des modèles économiques et financiers pérennes, fédérer des communautés, mobiliser des soutiens et des partenaires ».
Pérenniser les modèles économiques: « Dans un contexte de forte concurrence, les plates-formes alternatives n’ont pas le droit à l’erreur. Pour attirer les utilisateurs, elles doivent proposer des prestations de qualité, les maîtres-mots étant une offre exhaustive, une mise en relation efficace, une simplicité d’utilisation et une esthétique attrayante. Il est cependant difficile pour les plates-formes coopératives d’attirer des investisseurs car leur lucrativité est, dans la plupart des cas, limitée par des statuts coopératifs ou associatifs. De plus, certaines optent pour une logique d’ouverture de leurs actifs, mettant par exemple leur code informatique en accès libre.D’autre part, si les créateurs de plates-formes numériques alternatives sont des entreprenants, leurs modèles économiques relèvent pour l’heure davantage de l’itération que du business plan. Beaucoup de plates-formes coopératives, encore en émergence, reposent ainsi majoritairement sur un travail bénévole (permis par des revenus extérieurs : emploi à côté, épargne personnelle, allocations chômage, minima sociaux) qui risque de s’épuiser si la plate-forme ne parvient pas à dégager des rémunérations et/ou à attirer de nouveaux contributeurs ».Rassembler une communauté: « L’importance de créer une communauté engagée autour de la plate-forme est donc primordiale tant pour des questions de fonctionnement quotidien que de développement, et ce d’autant que l’économie de plates-formes repose sur des effets de réseau : plus une plate-forme réunira de personnes ou d’organisations, plus elle en attirera de nouvelles, car elle offrira de vastes débouchés aux utilisateurs. Il est donc difficile pour des plates-formes alternatives de percer dans des secteurs où il existe déjà des acteurs dominants. Les plates-formes coopératives tentent de se différencier en constituant des communautés ayant leur mot à dire sur le fonctionnement de la plate-forme. (…) Cependant, pour l’heure, l’engagement des utilisateurs reste faible et les porteurs de projet sont bien souvent surmenés ».« Encore très jeunes », concluent Mélissa Boudes, Müge Ozman et Guillaume Compain, « les plates-formes coopératives, peinent à recueillir les soutiens dont elles ont pourtant cruellement besoin. En matière financière, leurs modèles non stabilisés peinent à convaincre même les organisations publiques et d’ESS, qui préfèrent se tourner vers des plates-formes commerciales plus solides et rentables. L’autre obstacle est d’ordre politique. Dans la bataille contre l’ubérisation, les plates-formes coopératives se présentent comme des alternatives, là où, pour l’heure, les pouvoirs publics semblent privilégier une approche de dialogue social avec les plates-formes dominantes ».
Crédit photo : Platform Cooperativism Consortium
Références :