Les recherches sur les inégalités numériques portent généralement leur attention sur les usages et les usagers des technologies numériques. Trois sociologues belges, Périne Brotcorne, Carole Bonnetier et Patricia Vendramin (Centre interdisciplinaire de recherche Travail, État et Société, CIRTES) ont entrepris d’ appréhender ces inégalités sous le prisme des fournisseurs de services en interrogeant l’influence des stratégies de numérisation sur la conception (le « façonnage ») des services en ligne . « Ce glissement de l’analyse des usagers vers les offreurs de services permet de porter davantage attention à une question encore peu étudiée : la responsabilité collective de ceux qui développent les services numériques d’intérêt général dans le maintien d’une offre accessible à tous, condition essentielle pour l’égalité réelle des citoyens devant le service public ».
A cette fin, Périne Brotcorne, Carole Bonnetier et Patricia Vendramin ont conduit trois études de cas au sein de trois organismes belges d’intérêt général : une société régionale de transport public, une mutuelle de santé et un organisme d'intérêt public régional, partenaire informatique de l’ensemble des institutions publiques régionales, locales et communautaires. « Globalement, les entretiens visaient à saisir les registres de justification mobilisés par les acteurs interviewés concernant les finalités, la place et le rôle de l’inclusion numérique dans le processus de numérisation ».
« L’inclusion numérique, un slogan politique et un concept scientifique »
Les auteurs de cette enquête retracent, en ouverture de leur étude, la généalogie de la notion d’inclusion numérique : questionnement dans les années 2000 de la valeur scientifique de la catégorie même de « fracture numérique », puis inscription dans le champ de la sociologie des inégalités, apparition récente du concept de fracture numérique de troisième degré, « en filiation avec ceux de fracture numérique dite de premier degré (inégalités dans l’accès) et de second degré (inégalités dans les compétences et les usages ». Ce terme désigne « les inégalités dans la capacité des individus à convertir les opportunités offertes par les technologies numériques en bénéfices effectifs sur le plan de l’inclusion sociale ».« Si, au début des années 2000, les politiques publiques de lutte contre les inégalités numériques, tant européennes que nationales, ont adopté le cadre de référence de la « fracture numérique », elles ont progressivement glissé vers celui de « l’inclusion numérique » … La requalification par les programmes politiques de la fracture numérique en termes d’inclusion numérique n’est pas anodine. Elle traduit une volonté politique de ne pas se limiter à des mesures visant à supprimer des obstacles mais de s’atteler au développement des capacités des individus à s’appuyer sur ces technologies pour augmenter leur capital social, professionnel ou culturel ».La numérisation, un passage obligé, un « impensé numérique »
«La plupart des acteurs rencontrés s’accordent à reconnaître le caractère incontournable du processus de numérisation des services », observent les trois universitaires. « La nécessité de la transition numérique semble s’imposer sans jamais être discutée, ni questionnée au regard des principes traditionnellement portés par les services d’intérêt général ». Pour autant, la numérisation des services d’intérêt général ne fait pas l’objet d’une stratégie clairement définie et coordonnée au sein des organismes enquêtés. « Tout se passe comme si la certitude d’être face à un processus inéluctable s’accompagnait d’une incertitude quant aux démarches collectives à mettre en place pour y répondre de manière proactive sans le subir ».- Le partenaire informatique d’instances publiques ne peut revendiquer de stratégie numérique propre étant donné que sa démarche s’inscrit dans celle de la région dont il dépend.
- Du côté de la mutuelle de santé, s’adapter à la transition numérique apparaît comme une priorité absolue au regard de l’évolution globale du secteur.
- Dans le secteur des transports, la numérisation amène des transformations majeures que les acteurs traditionnels s’efforcent d’anticiper pour ne pas trop se faire distancier par les nouveaux acteurs privés.
Si les projets de numérisation des services ne sont pas soumis à justification au regard des principes liés aux missions d’intérêt général, de quelle manière la réflexion sur la dimension inclusive s’intègre-t-elle concrètement aux changements opérés au sein d’organismes dont la singularité est de servir le bien commun ?
L’inclusion numérique au prisme du modèle des économies de la grandeur
Pour saisir la pluralité des rationalités qui sous-tendent les discours des acteurs interrogés, dans le cadre de leur enquête, sur le rôle et la place de l’inclusion numérique dans leurs pratiques de numérisation des services, les auteurs de cette étude s’appuient sur le modèle théorique des économies de la grandeur, développée par Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Ève Chiapello.Ce modèle théorique « permet de montrer la pluralité des principes de justice à l’œuvre dans les organismes d’intérêt général lors du processus de numérisation de leurs services ». Il permet en outre « d’appréhender la numérisation des services comme une situation bouleversant en profondeur l’agencement stable des modalités traditionnelles d’accès aux services étudiés. Cette transformation génère alors une « épreuve en justification » (... .) Dès lors que la conversion numérique des services crée une situation d’instabilité au sein des organismes, des controverses émergent entre les acteurs sur les façons de poursuivre la conduite des missions d’intérêt général ; des compromis sont recherchés afin de stabiliser la situation. En d’autres termes, c’est à travers cette épreuve que les principes et les choix tacites sont établis puis traduits en dispositifs numériques aux formats plus ou moins inclusifs ».
Dans le cadre de leur analyse, Périne Brotcorne et Patricia Vendramin privilégient quatre des six « mondes » qui avaient été identifiés par Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Ève Chiapello :
- le monde civique que l’on peut rattacher aux principes qui régissent l’ensemble des services d’intérêt général
- le monde marchand et le monde industriel, prégnants dans les projets relatifs à la numérisation des services
- le monde par projets où le travail en réseau entre acteurs ainsi que la capacité des usagers à être connectés en constituent les fondements.
Les justifications relevant du monde industriel sont présentes dans le secteur des transports publics, fortement lié à la technique. Elles sont aussi largement mobilisées dans les propos des acteurs des départements informatiques, en charge de la conception et du design des services numériques, quel que soit l’organisme considéré.
Les justifications relevant du monde civique renvoient aux missions d’intérêt général propres aux trois organismes. Certains acteurs interrogés y souscrivent davantage que d’autres en raison de leur fonction professionnelle.
Compromis provisoires, arrangements, arbitrages
Face à la coexistence de logiques divergentes en faveur de l’inclusion numérique, l’enquête de terrain révèle l’émergence de compromis visant à assurer un équilibre entre ces rationalités tout en favorisant leur convergence. « Les actions observées en faveur de l’inclusion numérique résultent en ce sens de compromis provisoires plutôt que d’accords stables autour d’un horizon normatif commun où prédomine l’intérêt général. Outre leur caractère fragile et révocable, ces arbitrages révèlent aussi en creux la place accordée aux préoccupations inclusives lors de la numérisation des services (…) Les arrangements issus de compromis entre les parties prenantes dévoilent une conception étriquée de l’inclusion par le numérique. (..) Ces actions, considérées par les professionnels interrogés comme équilibrées, apparaissent néanmoins questionnables. Elles tiennent davantage lieu de bricolages provisoires que d’initiatives pérennes visant à favoriser durablement des usages inclusifs dont la spécificité tient, comme précisé dans la section ci-dessus, au développement du pouvoir d’agir des individus par le biais de la technologie, quelle que soit leur condition sociale ».Pour dépasser ce qui ressemble bien à une « logique technicienne de l’inclusion numérique», concluent les auteurs, « il est essentiel que les pratiques de numérisation des services d’esprit public se déploient davantage selon une logique civique où prédominent les préoccupations liées à l’égalité de traitement des usagers et à la défense d’un intérêt général ne se résumant pas à la somme des intérêts particuliers. L’idée n’est donc pas ici de s’opposer à la numérisation des services d’intérêt général, mais d’oser la mettre en débat afin d’interroger ouvertement et collectivement ses finalités ».
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