« Nous traversons une triple crise, écologique, sociale et démocratique. Sur l’ensemble de ces plans, nous risquons de dépasser les limites de ce que nos sociétés et notre environnement peuvent supporter. Et sur l’ensemble de ces plans, nos politiques publiques peinent à apporter des réponses cohérentes et durables. Comment rénover la fabrique de l’action publique pour faire face à ces défis croisés ? Comment construire le référentiel d’une d’action publique soutenable, à même de préserver les capacités des générations futures sans sacrifier les besoins du présent ? »
Dans un rapport rendu public le 8 mai 2022, France Stratégie propose des pistes pour rénover la fabrique de l’action publique et faire face aux « conflits de soutenabilités ». Ce rapport de 296 pages résulte d'une démarche pluridisciplinaire lancée début 2020 autour de trois cycles de réflexion réunissant des milliers de participants.
Croissance vs sobriété : comment sortir de ce qui apparaît de plus en plus clairement comme une impasse ?
Le rapport de France Stratégie s’ouvre sur le constat d’une « alliance entre croissance économique et progrès social (qui) semble aujourd’hui avoir atteint ses limites ».« Les deux voies principales – croissance verte et sobriété – de la recherche d’un progrès au contenu plus respectueux des écosystèmes et des personnes sont sans doute à explorer de concert et à articuler. »« Malgré l’importance et la réalité de « l’innovation verte », il n’est pas réaliste de tabler sur un scénario du « découplage absolu » entre une croissance absolument « verte » et les émissions nettes de gaz à effet de serre : tout d’abord, ces innovations sont incertaines et leur industrialisation lente. Le temps qu’elles soient développées et produisent leurs effets, le risque est que les gaz à effet de serre continuent de s’accumuler au-delà du soutenable. » « L’innovation verte, y compris fondée sur le développement du numérique, doit elle-même veiller à ne pas engendrer la demande d'une quantité croissante de ressources, contradictoire avec les exigences de la transition environnementale et le respect des limites planétaires. »La croissance verte n’a rien de dématérialisé
L’innovation verte demande une quantité importante de ressources, rappellent les auteur.trice.s du rapport, « à l’opposé donc des exigences de la transition environnementale et du découplage absolu nécessaire entre croissance et matière. (…) La croissance verte, aujourd’hui portée dans nos « imaginaires du progrès » par le numérique ou l’écoconstruction notamment, n’a rien de dématérialisé. En effet, à l’échelle mondiale, un consensus semble se dégager pour estimer le niveau actuel de l’empreinte environnementale du numérique entre 3 % à 4 % de la part des émissions mondiales de GES (et une croissance de cette empreinte de 6 % par an) ».Réarmer l’État en termes d'expertise pour piloter les transitions écologiques mais aussi technologiques
Le rapport consacre un chapitre documenté à la perte d’expertise de l’État et à son nécessaire « réarmement ».« Si l’État ne se réarme pas en termes de compétences, s’il n’attire pas les meilleurs profils pour répondre à ses nouvelles missions, alors il ne sera pas en capacité de piloter des transformations complexes (qui vont demander à la fois de nouveaux savoirs pluridisciplinaires et de l’agilité pour innover) ni de penser de nouvelles modalités d’action, notamment dans ses collaborations avec les collectivités. »« La diversité et l’ampleur des crises et des transformations qui sont devant nous doit en effet conduire la puissance publique à s’interroger sur les compétences stratégiques qui lui permettront de les anticiper, de les prévenir et/ou d’en atténuer les effets, et de les gérer ».Les différents mouvements de décentralisation et de réorganisation interne (via notamment la création d’établissements publics administratifs) « ne semblent pas toujours avoir été cohérentes avec les missions toujours plus nombreuses qui lui incombent et le maintien d’une expertise suffisante pour piloter les transitions écologiques mais aussi technologiques ».
Quand l’externalisation assèche l'expertise numérique de l’État
France Stratégie pointe une perte de compétences de l’État dans les secteurs de l’informatique et du numérique, inégalement compensée par le recours croissant à des compétences extérieures. « Alors que la modernisation s’est en partie construite sur sa numérisation via notamment la dématérialisation des services publics, l’État ne s’est jamais mis en capacité d’être autonome en la matière (les informaticiens publics seraient 18 000, soit moins de 1 % du personnel d’État) et a toujours fait appel à des consultants extérieurs pour piloter ses grands chantiers de transformation numérique. Si la spécificité des compétences informatiques (techniques et évoluant très rapidement) peut justifier une externalisation partielle, la Cour des comptes s’est néanmoins interrogée sur la rationalité (voire la soutenabilité) économique d’une telle externalisation, compte tenu des coûts de prestation et de maintenance supportés, par rapport à leur internalisation ».Ce constat a d’ailleurs conduit le gouvernement à pourvoir 400 postes informaticiens en 2021.
Selon France Stratégie, « la question de l’externalisation peut se doubler d’une question de souveraineté numérique, quand les données utilisées sont stockées « dans des entrepôts de données le plus souvent propriétés de sociétés américaines ». Les mêmes questions, ajoute France Stratégie, se posent au niveau territorial, lorsque par exemple la numérisation de la ville ou des territoires génère des masses de données dont la gestion devient stratégique ».
Enfin, conclut France Stratégie, « maîtriser ces technologies est une condition nécessaire pour atteindre une forme de sobriété numérique de l’État. Les organisations publiques peuvent jouer un rôle majeur, en pilotant la dimension environnementale de leur transition numérique… à condition qu’elles disposent de références et d’outils adéquats ».
Définir une stratégie nationale des soutenabilités
Pour réformer la « fabrique de la décision publique », France Stratégie propose la mise en place d'une stratégie nationale de soutenabilités : protection de l'environnement, justice sociale et croissance économique. Elle pourrait prendre la forme d'une loi de programmation quinquennale.L'impératif de décarbonation en serait le socle (la France n'a pas atteint ses objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre).

Le rapport souligne la nécessaire participation des citoyen.ne.s à l'élaboration de la stratégie dans un contexte de défiance envers l'autorité publique.
La mise en place d'un "continuum délibératif" entre la population et les différents acteurs pourrait s'organiser de plusieurs façons :
- soit donner une « compétence normative » aux citoyens : « chambre permanente du futur », « assemblées primaires de citoyens », par exemple ;
- soit recourir plus souvent aux conventions citoyennes, aux jury citoyens ou autres instances consultatives existantes.
Une « orchestration » pour piloter cette stratégie
France Stratégie préconise de mettre en place une « orchestration » rattachée au Premier ministre, à l'abri des intérêts purement sectoriels. La mission de pilotage serait de concilier les objectifs en matière environnementale, économique et sociale dans le cadre des fonctions suivantes :- l'instruction et le suivi de la stratégie nationale ;
- le conseil au Gouvernement et la préparation/formalisation des arbitrages ;
- la prospective et l'expertise ;
- les feuilles de route ministérielles et les stratégies territoriales concertées ;
- les points de contrôle et l'évaluation tout au long de la mise en œuvre ;
- l'animation du débat public.
Comment construire un numérique soutenable ?
Tout au long du premier semestre 2021, France Stratégie avait réuni acteurs et témoins pour « comprendre comment les enjeux de soutenabilité étaient intégrés – ou non – dans la conception, l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de politiques publiques sectorielles et transversales ».Cinq Cahiers des Soutenabilités, publiés fin novembre, recensent les premiers éléments de réponse à ces questions, alimentées par des expériences de terrain nombreuses et variées. « Ces cahiers thématiques visent à « ouvrir le capot » de la fabrique de l’action publique pour la passer au crible du concept de soutenabilités ».L’un de ces cinq Cahiers portait sur « l’avenir du numérique dans le contexte de la transition écologique et dans un environnement social où les progrès technologiques et scientifiques sont de plus en plus questionnés par les citoyens » avec pour titre « Comment construire un numérique soutenable ? ».Lire la suite
Références :