La célébration des vertus démocratiques, des effets émancipateurs et des gains socio-économiques associés à internet dans les années 1990 et 2000 laisse désormais la place au désenchantement : le « Techlash ». « La pandémie de Covid-19, en accentuant la domination des grandes entreprises du numérique achève ainsi le mouvement de bascule morale, séparant l’utopie internet des années 1990 de la dystopie numérique des années 2010 ».
« Une forme d’impressionnisme historique tend à occulter la longue histoire des critiques sociales et des théories critiques des nouvelles technologies », observent Olivier Alexandre, Jean-Samuel Beuscart et Sébastien Broca, les trois coordonnateurs de ce numéro de la revue Réseaux consacré aux critiques numériques.Les auteurs retracent, dans l’introduction, une sociohistoire des critiques numériques qui ont accompagné le développement de ce domaine notamment au cours des trois dernières décennies.
« Durant les années 1980, alors que se développent conjointement les usages de l’informatique personnelle et les premiers réseaux en ligne, un discours cohérent associe l’informatique à un instrument de transformation sociale et politique. Les premières visions du numérique sont porteuses de critique sociale bien plus qu’objets de critique ».Dans la seconde moitié des années 1990, la démocratisation du haut débit et la diffusion des dispositifs participatifs (blogs, wiki, réseaux sociaux, etc.) nourrissent l’imaginaire et la rhétorique d’un « Web 2.0 » contributif et participatif : Si « les discours techno-optimistes autour d’un Web 2.0 se diffusent jusqu’à occuper le devant de la scène », « ils attirent en retour une première vague de critiques, qui pointent tout à la fois le caractère irréaliste des utopies et les dangers des chemins vers les futurs qu’elles dessinent ».
Plusieurs motifs critiques durables se cristallisent durant cette période :
- « Le premier est celui de l’absorption des individus par les machines et les réseaux, de l’oubli du monde « réel » pour s’échapper dans le monde « virtuel » (…).
- « Un second motif pointe la dimension chaotique de l’espace public en ligne, où tout un chacun peut intervenir librement sans modération de gatekeepers au risque de déstabiliser l’ordre social ».
- Un troisième est celui des inégalités et de la fracture numérique entre les connectés et les déconnectés.
- « Cette critique des inégalités créées par le marché en croise un autre qui porte sur la privatisation grandissante d’internet, qu’on trouve chez les défenseurs des communs numériques et d’un internet libre ».
- « L’égalitarisme formel affiché par les outils du Web 2.0 alimente le regain de cette nouvelle vague de critiques en termes de dégradation de l’espace public et de dévoiement de la culture ».
- « La critique en termes de marchandisation conteste l’organisation de la participation des usagers par des firmes privées, revendique la maîtrise et la portabilité des contenus pour leurs créateurs, et s’efforce de construire des outils juridiques et techniques alternatifs et non propriétaires (comme les licences Creative Commons). La décennie voit également se cristalliser une nouvelle critique du numérique centrée sur les menaces pour la vie privée ».
- « Alors que les énoncés critiques apparaissaient au cours des décennies précédentes sous la forme de notes de bas de page dans un grand récit de modernisation et de changement social, ils occupent progressivement le centre des débats dans la plupart des pays occidentaux, mettant sérieusement en balance les bénéfices supposés de la numérisation ».
- « Deux motifs critiques se cristallisent plus particulièrement au cours de la période ; ils portent sur la surveillance (le contrôle) et l’exploitation. La notion de surveillance s’impose progressivement, dans la sphère académique puis dans le débat public, pour désigner la démarche « systématique et orientée » d’accumulation des données sur les utilisateurs par les entreprises du numérique ».
- « La notion d’« intelligence artificielle », entrant pourtant dans son quatrième âge, se retrouve ainsi au cœur du débat public, la thématique classique du remplacement de l’humain par la machine recouvrant une inquiétude matérielle : celle de la « destruction » et de la dégradation des emplois».
- « Les dernières années ont également été marquées par la reviviscence d’une contestation environnementale du numérique, mettant l’accent sur l’empreinte écologique des infrastructures numériques et les dégâts socio-environnementaux de l’informatisation, dans un contexte de croissance ininterrompue des usages et de renouvellement rapide des équipements».
- La critique libérale du numérique repose sur les grandes valeurs qui sont au cœur du libéralisme politique : liberté d’expression et d’opinion, séparation des pouvoirs, circulation de la connaissance, droit à la vie privée, libre concurrence entre acteurs économiques.
- La critique sociale prend quant à elle la suite des différentes déclinaisons de la pensée socialiste et du marxisme. Son ressort principal est la contestation des inégalités.
- La critique écologique s’oppose à l’impératif productiviste, porte une exigence d’autolimitation des sociétés et s’oppose au développement incontrôlé des sciences et des techniques, dans la filiation de ces discours technocritiques.
Olivier Alexandre, Jean-Samuel Beuscart et Sébastien Broca proposent (troisième articulation de cette sociohistoire) de distinguer deux régimes de critique numérique : interne (portée par des informaticiens) et externe, portée par des chercheurs en sciences sociales. Cette distinction interne/externe « recoupe assez largement la différence entre les critiques situées, portées par les acteurs sociaux concernés, et les critiques savantes, issues du monde universitaire et souvent élaborées sans que les injustices dénoncées ne fassent l’objet d’une expérience personnelle ».
« Si les critiques numériques ont historiquement été portées majoritairement par des acteurs issus du monde de l’informatique et des réseaux, cette situation a progressivement changé. La multiplication des travaux sur l’exploitation du travail des internautes (digital labour), le renforcement des inégalités imputables au numérique (de classe, de genre et de race) ou encore le coût écologique croissant de l’informatique ont porté sur le devant de la scène des discours de plus en plus circonspects envers l’utopie d’internet ».Quatrième et dernière articulation de l'analyse: les trois coordonnateurs du dossier, observent que « les critiques numériques s’incarnent souvent dans des réalisations et des dispositifs techniques ». Cette « numérisation de la critique » est liée « à la prépondérance historique de certains acteurs, notamment les informaticiens issus des mondes hacker. Ces derniers ont ainsi opérationnalisé le discours critique, en l’incorporant dans des réalisations techniques diverses : logiciels libres, outils de cryptographie et d’anonymisation, bloqueurs de publicité, réseaux décentralisés, etc ».
- « La numérisation de la critique a donc essaimé à partir des mondes hacker où ces pratiques sont nées. Cela est souvent allé de pair avec une prise de distance envers les formes plus traditionnelles d’argumentation, de militantisme et d’activité politique ».
- « La numérisation de la critique s’est parfois posée comme une stratégie alternative à l’action démocratique et aux tentatives pour obtenir des avancées légales ou réglementaires, en vertu de l’idée selon laquelle il est plus efficace d’« argumenter par la technologie » que d’« argumenter par la parole » ».
- Cette stratégie a pourtant montré certaines limites. « Elle a parfois souffert d’un biais aristocratique, réservant certains types d’action ou de protection à une minorité techniquement compétente (…). En utilisant le numérique pour critiquer le numérique, elle a pu se donner les moyens de répondre efficacement à l’instrumentation technologique des formes de domination, en matière de surveillance par exemple. Elle s’est toutefois condamnée à produire une critique correctrice, incapable – ou non désireuse – de questionner la numérisation croissante des différents aspects de la vie sociale et d’y proposer des échappatoires ».
Les différentes contributions de ce dossier rendent compte de cette pluralité des motifs critiques et de l’historicité de leurs formes.
Christophe Lécuyer rappelle l’ancienneté de la critique écologique des industries numériques au sein de la Silicon Valley. Il montre comment la critique environnementale du numérique naît à la fin des années 1970 à travers les tentatives de syndicalisation au sein de l’industrie des semi-conducteurs. « L’évolution des objets de critique (l’entrepôt des produits toxiques, la pollution des nappes phréatiques, la prévention des accidents industriels, etc.) met en lumière l’évolution du jeu d’acteurs et de leurs stratégies, une dialectique ayant conduit les entreprises à délocaliser la production afin de limiter les contestations locales, faisant ainsi en apparence de l’industrie informatique une industrie de l’immatériel et pacifiée ».Prenant appui sur l’analyse empirique d’un corpus de 275 actions collectives menées depuis 2015, Isabelle Berrebi-Hoffmann et Quentin Chapus reviennent les formes variées de protestation, virtuelles ou physiques au sein même des grandes entreprises nord-américaines du numérique. « Bien qu’elles concernent une minorité d’employés, ces actions collectives (pétitions ou grèves) ont une efficacité qui leur permet d’attirer l’attention des médias et des directions d’entreprise ».
Clément Mabi et Irénée Régnauld rendent compte d’un cas de figure inverse : celui d’un collectif de développeurs, designers, chefs de projets et « agilistes » mobilisé contre la réforme des retraites en 2019. « Ces « travailleurs du milieu », n’appartenant ni aux classes populaires ni à la catégorie des élites et hauts dirigeants du secteur, tentent ainsi de faire valoir des valeurs et une vision politique transversale, qui suppose également une prise de distance à l’égard du récit de la « startup Nation ».Samuel Lamoureux rappelle la centralité du thème du sabotage dans les discours et approches critiques des technologies, des textes classiques de penseurs critiques jusqu’à la dénonciation du travail du clic. « Trois types de sabotage sont ainsi envisagés pour rendre compte des critiques du capitalisme numérique : le sabotage classique, le sabotage subtil et la résistance aux technosciences. Si le premier sabotage tend à disparaître des lieux de travail, le deuxième type consiste en la réappropriation des outils numériques pour des fins alternatives ; tandis que la résistance aux technosciences passe par le contournement et l’évitement algorithmiques ».Dans une perspective méta-critique, Sébastien Broca, pour sa part, repositionne le capitalisme numérique « dans une histoire et une géographie économiques étendues, soulignant l’interdépendance entre la côte ouest des États-Unis et le reste du monde. Dans cette perspective, ces grands centres de l’innovation apparaissent comme dépendants des périphéries fournissant les ressources matérielles nécessaires au développement du capitalisme numérique ».
Sommaire du dossier
- Olivier Alexandre, Jean-Samuel Beuscart, Sébastien Broca : Une sociohistoire des critiques numériques.
- Christophe Lécuyer: Mouvement syndical et critique écologique des industries numériques dans la Silicon Valley. Des luttes éthiques aux luttes sociales
- Isabelle Berrebi-Hoffman, Quentin Chapus: Les mouvements de contestation critique des salariés des GAFAM aux États-Unis (2015-2021). La critique du numérique par les « travailleurs du milieu »
- Clément Mabi, Irénée Régnauld: Identité collective et mobilisation par projet au sein de la communauté «Onestla.tech»
- Samuel Lamoureux: Penser le sabotage à l’ère du capitalisme numérique
- Sébastien Broca: Le capitalisme numérique comme système-monde. Éléments pour une métacritique
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