Dans« Scènes de la vie numérique », le laboratoire LINC de la CNIL, explore les tensions qui existent entre nos usages des technologies et la protection des données et de la vie privée.
Il pointe « une grande variété de comportements concernant la protection de ses données et de sa vie privée, selon les âges, l'appartenance à certains groupes sociaux, etc ».
Protection des données et pluralité des publics
La protection des données gagne à être considérée du point de vue de la pluralité des publics et doit être interrogée en tenant compte des inégalités et hiérarchies sociales.« Mark Zuckerberg ou Eric Schmidt ont défendu au début des années 2010 que la vie privée était une notion obsolète. Ces discours, qui justifient leurs propres choix commerciaux de valorisation des traces de leurs utilisateurs, s’opposent pourtant aux pratiques des individus. Les enquêtes empiriques sur les pratiques numériques contredisent ces affirmations (..) Les individus développent des stratégies pour contrôler les informations qu’ils souhaitent diffuser et à qui, en veillant à la façon dont elles seront reçues et interprétées. Toutefois, ils n’ont pas toutes les cartes en main pour maîtriser ces flux informationnels» largement inscrits dans des structures socio-économiques sur lesquelles ils n’ont que peu de prises.Diversité des pratiques d‘exposition de soi
De nombreux travaux universitaires mettent en évidence le fait que les individus font un usage stratégique du dévoilement d’informations personnelles pour se construire une identité (en ligne ou hors ligne) et un capital social. « Toutefois, la visibilité des individus dépend de leur savoir-faire, de leur maîtrise de l’outil et de la compréhension de ses normes. Il existe ainsi une inégalité qui sépare le profane de l’initié. La volonté de contrôle de son image varie également selon les caractéristiques sociales des individus. Par exemple, plusieurs travaux sur les usages numériques des adolescents ont montré qu’elle était plus importante chez les jeunes filles que chez les garçons, et surtout qu’il est plus complexe et plus ardu pour une femme de contrôler sa visibilité en ligne. Ces études pointent également que la réflexivité sur leurs pratiques numériques croît avec l’âge».« Or, l’habileté à gérer une représentation de soi multiple et à naviguer entre les mondes sociaux est inégalement développée parmi les individus. Jongler entre différents environnements et identités requiert une prise de recul et des compétences spécifiques, une compréhension des normes et des pratiques des communautés et une habileté pour se présenter de manière cohérente dans les différents environnements dans lesquels nous interagissons».Cette difficulté est en outre renforcée par le caractère en réseau de l’environnement numérique. Chaque personne peut avoir une vision claire de ce qui est approprié dans une situation particulière, mais ses amis ne partagent pas forcément sa conception de ces normes sociales.
Créativité des individus pour protéger leur vie privée
Au-delà des dynamiques d’expression sur les réseaux sociaux, les individus « exploitent les interstices et les angles morts des infrastructures et des pratiques de surveillance pour se forger des espaces à soi, préserver leur intimité, s’accorder des moments de répit, jouer avec ce qu’ils souhaitent cacher ou dévoiler. Sans être des experts techniques, ils font preuve de créativité face aux dispositifs sociotechniques pour protéger leur intimité».« Ils mettent en œuvre des tactiques et développent des compétences profanes en matière de protection de leurs données personnelles, plus ou moins proches des normes recommandées, et, s’appuyant sur un savoir pratique davantage que sur des connaissances techniques ou juridiques».« À ce titre, la créativité des individus pour protéger leur vie privée et leurs données est grande : morceau de scotch sur la webcam, étuis bricolés pour éviter les fraudes au paiement sans contact, installation d’un bloqueur de publicité, fourniture de fausses informations dans les formulaires en ligne, comptes multiples ou partagés, recours aux pseudos, utilisation de plusieurs adresses email selon les usages, inscription sur liste rouge, suppression régulière des cookies, etc.Moins dotés, mais plus collectés
La protection de la vie privée est une lutte quotidienne, dont certaines populations, inscrites dans des rapports de pouvoir défavorables, sortent rarement victorieuses.- « La possibilité « d’opt out » des systèmes automatisés devient de plus en plus un privilège.
- « Si pour certains la collecte des données est consentie, pour d’autres elle est subie.
- « Parce qu’ils ont moins de pouvoir pour y résister, certains groupes sociaux sont davantage ciblés par des programmes intrusifs.
- « L’exemple du recours aux droits sociaux témoigne des contraintes qui pèsent sur la maîtrise de leurs informations par les individus. Les bénéficiaires n’ont en effet pas d’autre choix que d’entrer dans un régime de transparence vis-à-vis de leurs pratiques pour recourir à leurs droits sociaux».
- La protection des données gagne donc à être « considérée du point de vue de ses publics, de l’adhésion, de la résistance ou de l’indifférence que ces messages de prévention suscitent. Elle doit être interrogée du point de vue plus transversal des inégalités et des hiérarchies sociales. Tout le monde n’est pas affecté de la même manière, n’a pas accès aux mêmes informations, n’a pas les mêmes ressources ou capacités à gérer ses conséquences. À partir de cette perspective, il est souhaitable de porter une attention et un message différent à certaines personnes, certains groupes sociaux, selon leurs vulnérabilités particulières».
Une analyse des courriers et plaintes reçus a la CNIL
On peut, de ce point de ce point de vue, se demander pourquoi les individus se mobilisent (ou non) pour leurs droits relatifs à la protection de leurs données personnelles.Pour apporter des éléments de réponse à cette question, le Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL (LINC) a étudié qualitativement les courriers et plaintes reçues par la CNIL durant les mois de mai 2016 et mai 201970.
Les courriers rassemblés et sélectionnés contiennent des micro-récits dans lesquels le plaignant exprime sa sensibilité et relate, avec plus ou moins de détails, son expérience, les démarches entreprises, la pré-enquête qu’il a entamée. Ces documents donnent à voir les difficultés que les individus rencontrent pour mettre en œuvre leurs droits de protection des données personnelles.
Quatre situations principales conduisent les individus à se mobiliser pour leurs droits auprès de la CNIL- quand leur réputation est menacée par des informations disponibles
- lorsqu’ils sont victimes d’intrusion dans leur sphère privée par de la prospection commerciale
- en cas de surveillance sur leur lieu de travail
- l’inscription dans des fichiers nationaux (accidents bancaires, antécédents judiciaires).
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