Avant-propos
Les communs numériques sont devenus en quelques années l’un des modes privilégiés par l’acteur public pour développer des solutions numériques mutualisées, que ce soit entre acteurs publics ou au sein d’une communauté d’acteurs hétérogènes. Si la participation de l’acteur public au développement et au maintien de ces communs numériques peut prendre une pluralité de forme, il est fréquent qu’elle consiste en un octroi d’une aide publique à la structure portant le commun numérique. Or, un tel soutien de la part de l’acteur public s’inscrit dans le nécessaire respect des réglementations nationale comme européenne en matière de marchés publics et d’octroi d’aides publiques ; réglementations qui n’intègrent pas les caractéristiques particulières de l’Open Source (gestion partagée et dispersée des droits de propriété intellectuelle) et des communs numériques (communauté mobilisée dans la gouvernance et l’évolution permanente du projet).
Ce billet s’inscrit dans le prolongement des réflexions et des outils permettant de sécuriser le recours et le développement de communs numériques dans le cadre de marchés publics. Son objectif est de développer une réflexion sécurisant le soutien de l’acteur public aux communs numériques au regard de la réglementation européenne portant sur l’octroi d’aides publiques dans le cadre de mission de service public. Les concepts manipulés étant nombreux et complexes, il s’agit à la fois de clarifier les enjeux sous-jacents et de s’appuyer sur des situations concrètes permettant d’articuler ces diversités de situations.
Le contexte d’une dynamique croissante en faveur des communs numériques au sein de l’administration
Les communs numériques sont généralement définis au travers de plusieurs caractéristiques faisant consensus, s’appuyant sur une analyse renouvelée par Elinor Ostrom au sein de travaux qui lui valurent le prix Nobel d’économie en 2009. De façon synthétique, un commun numérique peut être appréhendé comme une ressource produite et entretenue collectivement par une communauté d’acteurs hétérogènes, et gouvernée selon des règles qui lui assurent son caractère collectif et partagé.
Référence :

Les communs numériques sont de plus en plus mobilisés par les acteurs publics dans le cadre de leur mission de service public, sous différentes formes, en France comme en Europe. Ce modèle est très présent en matière de logiciels, notamment lorsque les utilisateurs finaux ont un intérêt particulier à ce que ces ressources soient portées par une communauté élargie qui en définit la gouvernance. L’organisation et la production en commun permet en effet de réfléchir à la fois à une meilleure mutualisation de moyens ; mais également de conférer à toutes les parties prenantes une plus grande influence dans l’évolution de la ressource ; et enfin de faciliter la prise en compte des enjeux systémiques. Cela couvre des sujets collectifs tels que la maintenance (et le financement des mainteneurs), la souveraineté numérique, la résilience numérique, voire plus globalement le numérique soutenable.
Références :
La France est particulièrement avancée sur ces sujets en raison de l’obligation aujourd’hui faite à tout acteur, fût-il privé ou public, de publier par défaut en Open Data (et donc en Open Source lorsqu’il s’agit de logiciel) l’ensemble des documents produits ou reçus dans le cadre de missions de service public. En France, le cadre légal a été posé par la Loi pour une République numérique de 2016, renforcée en 2018 par la Politique de contribution aux Logiciels Libres de l’État qui lui confère un cadre technique renforçant cette pratique au sein de l’Administration. Permettant de concilier les enjeux juridiques, politiques et stratégiques du numérique, le recours aux communs numériques est ainsi vivement encouragé par les acteurs publics afin d’assurer un bénéfice partagé aux ressources ainsi produites et maintenues et d’éviter tout effet de distorsion de concurrence que pourrait avoir la captation de ressources ouvertes par certains acteurs seulement.
De nombreuses initiatives sont aujourd’hui portées en ce sens par la Mission « Logiciels Libres et communs numériques » à l’échelle de l’administration centrale et le Programme Société numérique de l’ANCT à l’échelle locale notamment. Dans le même esprit, certaines structures de mutualisation publiques ont ainsi fait de l’Open Source une démarche par principe afin de permettre la mutualisation et le cofinancement par leurs membres. C’est notamment le cas des initiatives menées par l’Association des développeurs et utilisateurs de Logiciels Libres pour les administrations et les collectivités territoriales (ADULLACT) ou encore des acteurs tels que les Opérateurs Publics de Services Numériques (OPSN) qui fédèrent un nombre croissant de collectivités.
L’intérêt pour le secteur public de soutenir des communs numériques
Les communs numériques, tout comme les Logiciels Libres, occupent désormais une place importante dans le paysage des systèmes d’information aussi bien dans le secteur privé que public. Favoriser l’émergence des communs numériques participe ainsi à instaurer un environnement propice à la concurrence et à l’innovation avec les conséquences bénéfiques que cela peut avoir sur les prix, le bien-être et la croissance économique à l’échelle française, européenne et internationale.
Plus encore, la participation des acteurs publics au financement, à la conception et à la gouvernance de tels communs permet de maintenir la présence d’un véritable intérêt général au sein de la communauté.
C’est notamment cela qui explique le véritable intérêt, et le soutien politique fort, voire le financement croissant de projets au travers d’« appels à communs » ou encore le financement particulier au profit de « biens communs ». Ces modalités de financements entrent dans la catégorie des aides publiques, dont il convient d’analyser la licéité.
Références :
Le soutien économique par le secteur public aux démarches de communs numériques
Quel que soit le projet et contexte, l’octroi d’aides publiques, quels qu’en soient le pouvoir adjudicateur et le récipiendaire, doit se faire dans le respect de la réglementation européenne concernant le régime des aides d’État. L’octroi d’aides publiques par un État ou un de ses opérateurs, quel qu’en soit le récipiendaire (public ou privé), est encadré par l’article 107§1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce dernier dispose que sont proscrites les aides d’État, qualifiées comme telles lorsqu’elles réunissent quatre critères :
- Une aide est octroyée par l’État au moyen de ressources publiques. Il peut s’agir de ressources octroyées directement par l’État, indirectement par des organismes liés à l’État, ou encore par les collectivités territoriales. Le cas des aides accordées par les entreprises publiques a fait l’objet d’une évolution jurisprudentielle importante, jusqu’à présumer que toute intervention financière d’une entité publique au profit de tiers est une aide.
- Cette aide procure un avantage sélectif à une entreprise. L’entreprise ici est définie au sens européen du terme, qui englobe les acteurs publics.
- Elle distord la concurrence interne à l’État membre ou intra-Union européenne. Cette distorsion peut être actuelle ou potentielle.
- Elle affecte ou est susceptible d’affecter les échanges entre États membres. On considère qu’une aide est de nature à affecter la concurrence dès lors qu’elle n’a pas pour objet une activité « purement locale ».
Jusqu’en 2015, dans l’approche de la Commission européenne, les deux derniers critères étaient présumés ; et la réunion des deux premiers permettait de retenir la qualification d’aide d’État. Depuis 7 décisions prises en 2016, la Commission considère que la preuve d’une affectation des échanges est nécessaire à la qualification d’aide d’État.
Or, si les deux premiers éléments peuvent être facilement caractérisés, il n’en va pas de même des deux suivants qui demandent une étude plus approfondie, a fortiori lorsque l’octroi de l’aide publique considérée se fait au profit d’un projet de commun numérique.
Octroi d’aides publiques aux communs numériques et distorsion de concurrence
L’enjeu ici est de s’assurer qu’en octroyant une aide publique à un commun numérique, l’acteur public ne porte pas atteinte au principe de concurrence libre et non faussée.
Le développement d’un commun numérique, du fait de la gouvernance par la communauté et des règles qui assurent la relation équilibrée entre toutes les parties prenantes, renforce la confiance et favorise l’implication de tous en limitant la potentialité d’une réappropriation par une seule des parties prenantes. Dans ce scénario, tous les titulaires de droits de propriété intellectuelle accordent une concession gracieuse de leurs droits pour le monde entier, pour toute la durée des droits, pour tous les usages et sur tout type de support.
En appui à cette licence, dite « Licence Libre » (ou encore « Licence Open Source »), s’ajoute une série de moyens matériels mis à disposition pour favoriser la collaboration en garantissant que toute personne dispose de la faculté d’accéder à la ressource, de la modifier et de la distribuer, à tout moment, y compris dans un contexte commercial. Une telle gouvernance peut être assurée de manière spécifique ou encore en s’appuyant sur des outils et des organisations tierces. Les Fabriques (des mobilités, de la logistique, de l’énergie) offrent en ce sens les gages d’une ouverture pérenne des projets en fournissant et assurant le respect d’un ensemble de règles en termes juridiques et de gouvernance¹.
Dans ce cadre, favoriser l’émergence de communs numériques participe à instaurer un environnement propice à la concurrence et à l’innovation sur les marchés publics, avec les conséquences bénéfiques que cela peut avoir sur les prix, le bien-être et la croissance économique. La compatibilité entre développement de communs numériques et respect d’une concurrence libre et non faussée se trouve également renforcée par la jurisprudence concernant le Logiciel Libre. Ainsi, différentes décisions de justice au cours des dernières décennies, ont rappelé qu’une communauté constituée autour d’un Logiciel Libre (et donc d’un commun numérique) n’est pas constitutive d’une entente (même entre acteurs privés)². Plus encore, est transposable aux communs numériques le raisonnement des juges selon lequel il est possible de prévoir dans la loi que les Logiciels Libres et Open Source seront privilégiés par les acheteurs publics³, dès lors qu’un tel choix est technologiquement neutre d’une part et qu’il ne favorise pas un ou plusieurs acteurs en particulier d’autre part.
Ainsi, et du point de vue des marchés publics, l’acheteur public qui souhaiterait imposer un commun numérique (nommé ou non) dans le cadre de l’exécution d’un marché de prestations de services ne contrevient pas au principe de non-discrimination qui s’impose à lui. Cette analyse a été exposée en France par une décision du Conseil d’État en 2011 détaillée dans un billet dédié « marchés publics et communs numériques ». En effet, la Licence Libre associée à un tel projet autorise la commercialisation directe ou indirecte de la ressource par tous. Ce faisant, elle assure une absence de discrimination qui, associée à une gouvernance inclusive au sein du commun numérique, permet à tout acteur de bénéficier des efforts déjà réalisés.
La décision de 2011 semble applicable aux communs numériques en établissant que l’exigence du recours à un Logiciel Libre dans le cadre d’un marché public ne peut être considérée ni comme ayant pour effet de favoriser l’entreprise qui a participé à sa conception, ni comme ayant pour effet d’éliminer des entreprises concurrentes. En effet, celles-ci sont tout à fait en capacité de répondre sur la base de la ressource libre dès lors qu’elles disposent des compétences pour comprendre et adapter cette dernière, rendue librement accessible, modifiable et distribuable par tous grâce à la Licence Libre qui lui est associée.
¹Une telle gouvernance opérée par un acteur externe peut être un gage de confiance supplémentaire, mais ne doit pas être la seule issue et de nombreuses communautés Open Source se gouvernent elles-mêmes parfaitement.
²Voir par exemple aux États-Unis (Wallace c./ International Business Machines Corp., United States Court of Appeals, 7th Circuit, 9 novembre 2006, n°06-2454).
³Voir en Italie le Conseil constitutionnel italien, 23 mars 2010, 122/2010.
Octroi d’aides publiques aux communs numériques et affectation des échanges entre États membres
Initialement la distorsion de la concurrence et l’affectation des échanges entre États membres étaient présumées dès lors que l’aide octroyée par l’État au moyen de ressources publiques procurait un avantage sélectif à une entreprise.
En avril 2016, la Commission européenne a opéré un revirement de sa pratique décisionnelle en prenant sept décisions déclarant qu’une aide publique ne pouvait être qualifiée d’aide d’État en raison de l’absence d’affectation des échanges entre États membres. La communication sur la notion d’aide d’État du 19 juillet 2016 acte ce changement et renverse la charge de la preuve : l’affectation des échanges entre États membres doit être prouvée, elle ne peut être présumée. Ainsi, la qualification d’une aide publique en aide d’État au sens de l’article 107§1 TFUE, et donc l’établissement de son illégalité, suppose la preuve d’une affectation des échanges entre États membres.
La Commission européenne n’a pas encore eu à connaître de contentieux portant sur l’octroi d’aide publique pour le développement et le maintien d’un commun numérique ni même d’un Logiciel Libre. Cependant, une analyse des sept arrêts fondateurs de son revirement de pratique décisionnelle¹ par le prisme des communs numériques et des Logiciels Libres peut permettre d’anticiper le positionnement de la Commission en la matière. En effet, dans ces sept arrêts, la Commission propose ainsi un faisceau d’indices permettant de déterminer qu’une activité n’affecte pas les échanges entre États membres, parmi lesquels « la particularité de l’activité, le nombre de clients provenant d’autres États membres et l’absence de promotion à l’international ».
Plus spécifiquement, dans la décision n° SA. 45 512 du 1er août 2016, la Commission a retenu que la faible probabilité que l’activité soutenue affecte de manière significative les opérateurs internationaux évoluant dans le marché dans lequel elle s’insérait participait à retenir l’absence d’affectation des échanges entre États membres ; et qu’en conséquence l’aide publique qui lui avait été octroyée ne constituait pas une aide d’État.
Ne constitue ainsi pas une aide d’État un financement octroyé à une activité dont le développement n’affecte pas les opérateurs internationaux, n’attire pas des clients internationaux ou n’empêche pas l’établissement de concurrents internationaux.
L’ouverture et l’inclusivité consubstantielle aux communs numériques profitent indifféremment à tout opérateur, quelle que soit sa localisation ou son activité. Elles permettent d’affirmer que le soutien aux communs numériques à l’échelle d’un territoire, d’une région, voire d’un pays sera susceptible de bénéficier également à tout acteur établi dans un autre pays. Au contraire, l’organisation juridique et technique de l’accès à la ressource, et l’organisation d’une gouvernance inclusive au sein du projet sont autant de gages permettant de démontrer que tout acteur est susceptible de bénéficier de cette démarche.
Conclusions
Il apparaît assez clairement que les réflexions menées en matière de commande publique peuvent être transposées en grande partie en matière d’aides publiques. Cela permet de valider la licéité de l’octroi d’aides publiques en faveur d’un acteur public ou privé ayant organisé la gouvernance de son projet de commun numérique de manière telle à ne discriminer aucun acteur souhaitant utiliser voire contribuer audit projet. Plus encore, la jurisprudence relative au régime des aides d’État semble, d’une part, soutenir cette idée ; et d’autre part, préciser les attendus relatifs auxdits communs numériques financés.
Ainsi, au-delà des enjeux d’ouverture précités et rebours des pratiques actuelles en matière d’aides publiques, certaines bonnes pratiques pourront être suivies en matière de communs numériques afin d’assurer une inclusivité encore plus importante à l’échelle européenne : faire en sorte que la documentation du commun et de sa gouvernance soit disponible à la fois en français et en anglais (ou au moins simplement traduisible), faire en sorte que la gouvernance du projet permette d’intégrer des acteurs européens, favoriser les démarches partenariales à l’échelle française et européenne afin d’étendre le bénéfice de la démarche de commun au-delà des territoires initialement concernés.