Avant-propos
On connaît de façon assez robuste le niveau des émissions carbone attribuées à l’utilisation des technologies numériques. Ces émissions représentent environ 2,5 % de l’empreinte carbone de la France. D’ici à 2030, dans un scénario tendanciel, elles devraient atteindre 25 MtCO2e, en hausse de 45 % par rapport à 2020, et la consommation électrique due à l’usage de ces équipements devrait passer à 54 TWh, en hausse de 5 %.
Mais que sait-on, à l’inverse, sur la contribution du numérique aux trajectoires de décarbonation, s’est interrogé France Stratégie. « La question est complexe et n’a pas reçu de réponse d’ensemble jusqu’à présent ».
France Stratégie a entrepris d’explorer les résultats de la littérature économique pour quantifier le potentiel de décarbonation de quatre cas d’usage choisis dans les domaines clés de l’énergie et des transports : les réseaux électriques intelligents (smart grids), la gestion intelligente des logements (smart homes), le télétravail et le covoiturage.
Les potentiels de réduction des émissions prennent notamment en compte les effets rebond potentiels ainsi que l’empreinte de la solution numérique elle-même. Pour la gestion intelligente des logements, le télétravail et le covoiturage, plusieurs scénarios sont étudiés s’appuyant sur des hypothèses différentes qui font varier les gains d'efficacité ainsi que l’ampleur des effets rebond. Les résultats ont été estimés sur la base du mix énergétique français actuel.
Référence :
Réseaux électriques intelligents : des gains modestes et incertains pour le réseau français
Qu’il s’agisse du transport ou de la distribution d’électricité, des solutions dites « intelligentes » peuvent être déployées à tous les niveaux d’un réseau électrique. Ces solutions collectent et analysent des données, favorisent la circulation d’information entre les fournisseurs et les consommateurs, et permettent d’ajuster le flux d’électricité en temps réel : entre 2 % et 10 % de la consommation énergétique des ménages européens se trouverait ainsi économisée.
La « smartification » assure l’équilibrage et la flexibilité des réseaux : grâce aux réseaux intelligents (smart grids), on peut piloter au plus près les dispositifs de stockage d’énergie et les « capacités d’effacement », autrement dit les quantités d’énergie qui peuvent ponctuellement être retirées du réseau national d’électricité pour le soulager lors des pics de consommation. On peut aussi gérer et accompagner une part croissante d’électricité issue de sources renouvelables ou de systèmes décentralisés, qu’il s’agisse d’autoproduction ou de « prosumers » (un consommateur qui est doté de certaines caractéristiques le rapprochant en même temps de la figure de producteur).
Les smart grids, en facilitant la surveillance du réseau, permettent d’améliorer la maintenance et la gestion des incidents : les temps de coupure en cas de panne sont réduits, les dysfonctionnements susceptibles d’accroître la consommation sont rapidement détectés. Ces systèmes intelligents participent ainsi à la réduction des coûts d’exploitation du réseau et limitent les déplacements des équipes techniques : les interventions des équipes d’Enedis ont par exemple baissé de plus de 70 % depuis l’installation des compteurs Linky. Les gains obtenus pourraient même contribuer à réduire le nombre d’infrastructures de secours nécessaires et à réorienter certains investissements vers une plus grande décarbonation du réseau. Une partie des gains que sont censés apporter les smart grids est liée aux compteurs intelligents (Linky en France).
Le gestionnaire du réseau électrique RTE avait fourni en 2017 une première estimation des impacts des smart grids sur le réseau électrique français. Quatre solutions avaient alors été passées au crible : le stockage, la gestion active de la demande résidentielle via les compteurs intelligents et des « boîtiers », la gestion active de la demande industrielle et tertiaire, et enfin le pilotage de la production éolienne.
Dans le contexte de 2017, RTE estimait que le déploiement de l’ensemble des solutions de smart grids permettrait un gain net d’émissions d’environ 0,8 MtCO2/an à l’horizon 2030, en comptant le cycle de vie des matériels déployés, soit environ 3 % des émissions annuelles du système électrique français. Plus des deux tiers de ces bénéfices proviendraient du stockage (batteries et STEP), « dont l’intégration dans le périmètre des solutions numériques peut toutefois être discutée, en raison des divers dispositifs techniques mobilisés ».
« Toutefois, concluait RTE, « le recours au numérique pourrait s’annoncer plus prometteur pour certains nouveaux usages de l’électricité pouvant contribuer à la flexibilité ». RTE évoquait notamment le pilotage intelligent de la recharge des batteries des véhicules électriques.

Gestion intelligente des logements : des gains très dépendants des contextes de déploiement
Les émissions de CO2 liées au chauffage des résidences principales en France métropolitaine s’élevaient en 2021 à 45 millions de tonnes en 2021, soit 1,5 tCO2 par logement, en incluant les émissions indirectes du chauffage électrique et du chauffage par réseau de chaleur.
Il existe aujourd’hui des solutions numériques qui permettent de gérer les systèmes et de réduire la consommation d’énergie dans les logements. Ces dispositifs de gestion intelligente des logements (Home Energy Management System ou HEMS) entraînent des réductions de consommation énergétique sur tous les équipements de la maison. Mais c’est pour la gestion de la température ambiante (le chauffage en particulier) que ces solutions présentent les effets les plus intéressants.
France Stratégie a retenu plusieurs scénarios qui tiennent compte à la fois des gains d’efficacité énergétique de la solution, des effets rebond pouvant réduire les gains de la solution de 25 %, 50 % ou 75 % et des émissions liées à la mise en œuvre de la solution .
Dans le scénario optimiste, la gestion intelligente des logements permettrait de réduire la consommation d’énergie de 20 TWh et d’éviter annuellement 3,1 MtCO2e par an pour l’ensemble des logements en France métropolitaine. Elle conduirait en revanche à augmenter la consommation d’énergie de 2 TWh et ses émissions de 0,1 MtCO2e dans le scénario pessimiste. « En effet, sous des hypothèses défavorables, les gains d’efficacité énergétique après effets rebond pourraient être insuffisants pour compenser les émissions liées à la mise en œuvre de la solution elle-même ».

Télétravail : une contribution modérée et des effets rebond non négligeables
Le télétravail est souvent vu comme un moyen de réduire les émissions de gaz à effet de serre, à l’échelle d’un pays ou d’une ville.
En France, selon l’ADEME, les gains d’émissions directement liés à la réduction des trajets domicile-travail pour un jour télétravaillé hebdomadaire s’élèveraient en moyenne à 271 kgCO2e par an et par télétravailleur. Encore faut-il prendre en compte des effets rebond, notamment des effets de report éventuels vers d’autres types de trajets, de proximité ou de longue distance. « Il faut aussi intégrer le recours à la visioconférence et la hausse de la consommation énergétique à domicile (liée aux équipements informatiques et au chauffage) ainsi que, à l’inverse, la baisse de consommation dans l’entreprise ».
En considérant l’ensemble de ces effets, l’ADEME estime que les gains annuels liés à un jour de télétravail seraient réduits à 181 kgCO2e en l’absence de flex office. En revanche, les gains pourraient être supérieurs à l’effet direct de réduction des trajets domicile-travail en cas de recours au flex office : cette organisation de l’espace sans bureaux attitrés permet en effet de réduire les surfaces utilisées et donc la consommation énergétique, le chauffage et les opérations de maintenance du bâtiment. L’estimation des effets rebond reste, de manière générale, incertaine et délicate.
Pour parvenir à un ordre de grandeur des effets du télétravail en France, France Stratégie a considéré les gains d’émissions de l’ensemble des salariés exerçant un métier « télétravaillable », soit l’hypothèse optimiste de 34 % des 30 millions de salariés en France pratiquant en moyenne un jour de télétravail hebdomadaire.
Les trois scénarios proposés par France Stratégie se différencient par une gestion plus ou moins optimisée des bureaux ainsi que par l’ampleur des effets rebonds observés. Les trois scénarios affichent une réduction potentielle des émissions annuelles, allant de 1,8 à 4,1 MtCO2eq, soit entre 181 kgCO2eq à 413 kgCO2eq par télétravailleur.euse.
« Au-delà des incertitudes élevées qui l’entourent, un tel chiffrage met en évidence que le télétravail ne fournira à lui seul qu’une contribution modérée à la nécessaire réduction des émissions des transports, d'autant que la pratique du télétravail tend à se stabiliser auprès des salariés après la forte progression post-2019 » conclut France Stratégie.

Plateformes de covoiturage : des gains assez faibles et des risques de rebonds
Le covoiturage (carpooling ou ridesharing) permet l’utilisation par plusieurs automobilistes d’un seul véhicule particulier pour effectuer le même trajet. La mesure des gains de carbone de cette pratique est distincte selon qu’on observe les trajets courts (moins de 80 km) ou de longue distance (plus de 80 km).
Les potentialités de gains sont en fait plus importantes sur les trajets courts, qui sont a priori plus nombreux puisque 74 % des déplacements domicile-travail sont réalisés avec des véhicules individuels. Pourtant, on estime à seulement 3 % la part du covoiturage quotidien pour les particuliers. L’autosolisme est également fréquent pour les déplacements professionnels, qui s’effectuent à 88 % avec le seul conducteur et sur de courtes distances.
En outre, le covoiturage informel reste largement prépondérant par rapport à celui organisé par des plateformes numériques (4% des 900 000 trajets covoiturés quotidiens).
En fonction de distances moyennes parcourues de 10 à 24 km, et d’effets rebond allant de 25 à 77%, France Stratégie évalue les potentiels de réduction entre 0,28 à 2,17 MtCO2eq. : « Ces gains restent assez faibles par rapport à la nécessaire réduction des émissions des transports : pour rappel, en 2018, le secteur routier à lui seul a produit 120 MtCO₂éq d’émissions ».
« Il est très difficile d’estimer dans quelle mesure les plateformes numériques censées jouer un rôle essentiel dans ces nouvelles mobilités y contribueront, alors qu’elles sont encore marginales aujourd’hui dans les pratiques des covoitureurs ».

En conclusion
« Sans être négligeable, le potentiel de ces solutions numériques paraît globalement modeste au regard du niveau actuel des émissions de leur secteur d’application » conclut France Stratégie.
« Souvent limitées par des effets rebond, les économies d’énergie et les réductions d’émissions escomptées restent largement hypothétiques, nécessitant en général des changements de comportement des utilisateurs. Ainsi, la pratique du télétravail par 10 millions d'actifs à hauteur d’un jour par semaine permettrait d’éviter entre 1 et 4 MtCO2 par an, en fonction de leurs comportements et de l’organisation des espaces de travail. Dans un scénario optimiste, les smart homes pourraient réduire la consommation d’énergie de 20 TWh et les émissions de 4 MtCO2 mais, sous des hypothèses moins favorables, elles pourraient conduire à une augmentation nette de ces deux grandeurs (+2 TWh et +0,1 MtCO2), compte tenu de l’empreinte de la solution elle-même ».
« La promotion, utile et nécessaire, des solutions pouvant contribuer à la transition écologique ne doit pas occulter l’enjeu majeur qui reste la maîtrise des impacts environnementaux des usages numériques dans leur ensemble. Le numérique ne permettra de contribuer à la décarbonation que si son utilisation est une action mise en cohérence avec les autres actions de décarbonation et du changement de modes de vie, en évitant ainsi les effets rebond ».