Malgré bien des idées reçues, « Internet est gouverné » rappellent Julien Rossi, Francesca Musiani et Lucien Castex, coordinateur.trice.s de ce dossier publié par la revue Terminal. « La coexistence de sources de normalisation technique et de sources traditionnelles législatives et juridiques donne naissance à une gouvernance internautique multi-acteurs et multi-niveaux, caractérisée par la présence de plusieurs centres de régulation de nature différente ainsi que par la juxtaposition de plusieurs « couches » normatives ».
Cette gouvernance s’exerce par une diversité d’instruments : textes juridiques adoptés par des institutions politiques locales, nationales, supranationales ou internationales, contrats entre acteurs privés comme les fournisseurs d’accès à Internet ou les registres de noms de domaine, instruments de soft law comme des chartes, des standards techniques. « Tous ces instruments, même ceux qui se présentent sous une forme purement technique, comme les standards ou l’infrastructure, produisent des effets politiques ».
Le contrôle de ces infrastructures techniques, qui sont souvent des ressources « critiques », car rares, de l’Internet, demeure un enjeu de pouvoir central dans la gouvernance d’Internet. Les discussions portent sur des sujets comme l’interopérabilité, l’ouverture et la neutralité des réseaux, la protection de la vie privée, les techniques de surveillance et leur réglementation, les techniques de filtrage des contenus, la sécurité et le chiffrement des protocoles de communication, l’intelligence artificielle et les discriminations algorithmiques ou encore le droit d’auteur et l’accès à la connaissance et à la culture sur le Web.
« Dans ces controverses, les questions politiques sont souvent renvoyées à un niveau implicite derrière des discours qui portent sur des objets d’apparence purement technique. La compréhension fine de la dimension technique des débats est donc souvent un prérequis indispensable pour accéder à leur signification sur le plan politique ». Un champ de recherche spécifique, à l’intersection des relations internationales, des "Science and Technology Studies", du droit et de l’informatique, a ainsi vu le jour.L’ambition de ce numéro de la revue Terminal est de « présenter l’état des lieux de la recherche francophone sur le sujet, tout en dévoilant la diversité des outils théoriques et méthodologiques mis en œuvre pour étudier la grande diversité des controverses socio-techniques et des arènes de la gouvernance d’Internet ».
L'intérêt de ce numéro réside, en effet, dans la capacité à étudier la gouvernance d’Internet sans séparer la technique du politique.
Stéphane Bortzmeyer aborde les processus d’élaboration des normes techniques d’Internet : « l’étude de la normalisation technique et de ses conséquences politiques se distingue par le fait que les questions techniques et politiques sont entremêlées, au point qu’il est difficile de les séparer lors des débats ».Camille Paloque-Bergès, pour sa part, présente un programme de recherche sur l’Unicode, un format d’encodage de caractères qui décrit donc le contenu.Julie Marques aborde, quant à elle, des projets de chartes éthiques applicables à l’Intelligence Artificielle, élaborées par des entreprises et associations, à travers une approche documentaire et textométrique.Clément Perarnaud présente une étude qualitative des processus institutionnels de négociation des politiques de contrôle aux exportations exercé par l’Union européenne sur les technologies de surveillance.Camila Pérez Lagos et de Laura Calabrese analysent la façon dont la controverse sur le scandale de Cambridge Analytica s’est déployée sur Twitter, « élargissant ainsi la focale vers le grand public en sortant des arènes mêmes où sont produits les instruments (lois, chartes, standards, protocoles, code, infrastructure physique…) par lesquels s’exerce le pouvoir sur Internet ».Ces articles sont complétés par quatre entretiens avec des chercheurs et des chercheuses qui complètent le tour d’horizon thématique sur les recherches actuelles sur la gouvernance d’Internet.
Farzaneh Badii aborde ses deux objets d’investigation actuels : l’effet des sanctions états-uniennes appliquées notamment à des réseaux de diffusion de contenu (content delivery networks) sur la connectivité dans les pays sanctionnés, et l’écriture d’une socio-histoire des protocoles d’Internet. Elle défend le point de vue selon lequel, contrairement à ce que proposent d’autres chercheurs et certains acteurs du terrain, les standards techniques ne sont pas les instruments adéquats pour la défense des droits fondamentaux.Romain Badouard évoque ses travaux sur la régulation des contenus sur les réseaux sociaux, et ses effets sur les pratiques de modération, « à travers une perspective inspirée des Science and Technology Studies mais aussi de l’analyse de documents telle que pratiquée par les historiens ».Corinne Cath aborde l’intérêt de l’approche ethnographique pour l’étude des controverses au sein de l’Internet Engineering Task Force, notamment pour mettre au jour les valeurs politiques sous-jacentes aux décisions techniques qui y sont adoptées.Guillaume Sire, enfin, présente ses recherches sur le World Wide Web Consortium, qui définit les standards du Web, et notamment les formats HTML et ePub, sur lesquels il a mené des terrains « avec une approche qui emprunte à la théorie des composites de Joëlle Le Marec et Igor Babou, à la sociologie de l’innovation de Patrice Flichy mais aussi au courant des Critical Code Studies ».Deux actrices de la gouvernance d’Internet, Constance Bommelaer de Leusse et Anriette Esterhuysen, complètent le tour d’horizon en partageant un témoignage et un point de vue personnels ancrés dans les institutions de la gouvernance d’Internet dans lesquelles elles évoluent.
Dans une entrée d’encyclopédie destinée à un volume anglophone, Francesca Musiani trace les grandes lignes des débats qui ont jusqu’ici marqué ces tentatives de définition, en les resituant dans une périodisation historique.
Sommaire
- Julien Rossi, Francesca Musiani et Lucien Castex : La gouvernance d’Internet, entre infrastructures et espaces socio-politiques : apports de la recherche
- Stéphane Bortzmeyer : La prise de décision dans la normalisation technique Internet : l’exemple de DoH
- Laura Calabrese et Camila Pérez Lagos : L’affaire Cambridge Analytica sur Twitter : résignation ou résistance face à la surveillance numérique ?
- Julie Marques : Le principe de justice dans la gouvernance de l'Intelligence artificielle au prisme du genre, de classe et de race
- Camille Paloque-Bergès : Coder l’écriture plurilingue en numérique
- Clément Perarnaud : Les contrôles aux exportations comme instruments de pouvoir dans la gouvernance de l’Internet
- Francesca Musiani : La gouvernance d’Internet, brève histoire d’un espace à controverses
- Farzaneh Badiei : En recherchant Godot, trouver la gouvernance d’Internet
- Romain Badouard : La gouvernance d’Internet, des tuyaux aux contenus
- Corinne Cath-Speth : L’Internet que l’on ne voit pas tant qu’il fonctionne : une recherche anthropologique sur l’infrastructure d’Internet
- Guillaume Sire : Les standards du Web : tenants et aboutissants des règles opératoires
- Interview avec Constance Bommelaer de Leusse
- Interview avec Anriette Esterhuysen
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