L'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (INJEP) vient de publier les résultats d’une étude consacrée aux Goûts, pratiques et usages culturels des jeunes en milieu populaire, basée sur des entretiens avec des adolescents des quartiers populaires de Bourgoin-Jallieu, Villejuif et Dammarie-Les-Lys.
Un des enjeux de cette étude qualitative était de saisir l’articulation entre pratiques culturelles (musique, lectures, sorties, bibliothèques, pratiques amateur) et pratiques numériques.
Cette enquête permet de documenter les effets du basculement numérique pour les jeunes des classes populaires, « en montrant comme l’avènement des médias sociaux, des plateformes de vidéos à la demande, du téléchargement et du streaming ont chamboulé la place de la télévision dans les foyers modestes ».
Les auteurs de l'étude nuancent le déclin de la télévision chez les jeunes des classes populaires. « Malgré internet et les plateformes de vidéo à la demande, la télévision reste au cœur des activités culturelles dans les familles populaires. Regarder la télévision ensemble est le moment familial et culturel important. Ce sont dans ces moments que s’échangent des opinions et des discussions autour du choix du programme, effectué en général par les parents (plus souvent le père si les deux parents sont présents) et/ou par l’aîné des enfants. À l’adolescence, les jeunes regardent essentiellement la télévision en famille, ou avec les sœurs ou les frères, très rarement seuls. Les programmes relèvent de registres contrastés : films, séries, divertissements, télé réalité et peuvent aussi provenir des chaînes étrangères (via la TNT) liées au pays d’origine des parents. Ce sont autant d’occasions qui montrent une ritualisation des moments télés pour la famille, qui se réunit autour ».
L’enquête souligne combien « les consommations adolescentes sont fortement déterminées par l’offre mise en avant sur les plateformes, et certaines séries et films « à la mode » s’érigent en incontournables. Observés dans le détail, les usages de YouTube présentent néanmoins des spécificités genrées bien visibles : là où les garçons sont de grands consommateurs de vidéos sur le gaming et de contenus pédagogique (vulgarisation, documentaires…), les filles se tournent plutôt vers les contenus relatifs à la beauté et au lifestyle. Le premier aperçu qu’offre cette enquête est cependant nécessairement réducteur et ne permet en rien de saisir la complexité de usages juvéniles de YouTube : il confirme surtout l’intérêt d’enquêtes plus poussées sur ces pratiques ».
L’écoute de musique, pratique centrale des jeunesses populaires
L’enquête met en évidence les modalités de consommations et d’écoute les plus mises en œuvre par les ados des classes populaires. « L’écoute de musique apparaît comme une pratique centrale des jeunesses populaires, et la seule capable de « réunir tout le monde » autour de goûts et modalités communes. Au cœur de ce consensus musical, le rap domine et structure les goûts. En effet, si beaucoup d’ados affichent un certain éclectisme (on écoute « de tout » et on ne rejette aucun genre musical), c’est bien le rap qui concentre la quasi- totalité des consommations effectives en étant le genre préféré de plus des ¾ des jeunes rencontré·es. Néanmoins, ce consensus autour du rap ne doit pas masquer de subtiles distinctions intra-genre et la permanence de rapports distinctifs à la musique. Les jeunes expliquent bien que tous les raps ne se valent pas et font état de hiérarchies claires entre un rap « violent » ou « vulgaire », un rap plus proche de leurs préoccupations quotidiennes et un rap « réfléchi », voire mâtiné de pop et de chanson française ».L’enquête pointe aussi la place particulière qu’occupent les bibliothèques et médiathèques dans ces sorties adolescentes dans les quartiers. « Sur les trois terrains, les jeunes fréquentent et apprécient ces lieux, sans pour autant prendre part obligatoirement aux activités culturelles qu’il propose (emprunts d’ouvrages, lecture sur place, usages audiovisuels…). Ils les investissent avant tout comme des lieux de sociabilité ».
Dans un chapitre distinct de l'étude, consacré plus spécifiquement aux pratiques numériques, Thomas Legon, montre comment l’accès au numérique est imbriqué dans des histoires et organisations familiales : il replace la pratique numérique « dans des récits d’immigration, de compétences plus ou moins grandes des différentes générations, d’organisations spatiales des logements, des fratries qui peuvent ou non compter des « plus grands » qui vont faciliter l’accès pour les plus jeunes (en poussant à l’équipement, en cassant des interdits, etc.), mais aussi avec des règles d’usage, des interdits, des jugements familiaux ».
Il rappelle « l’incidence des conditions d’existence sur les pratiques numériques des jeunes : La modestie des moyens financiers ou le partage de l’espace domestique (intervient) ainsi directement sur les pratiques des adolescents. Ainsi, s’agissant des forfaits et terminaux , condition d’accès à un usage autonome, intime, voire nomade, il rappelle que « le fait de vivre dans un environnement aux ressources économiques contraintes peut ainsi conduire à ne pas pouvoir remplacer un téléphone cassé ou de ne pas avoir assez de « données » internet dans son forfait pour être réellement nomade dans son utilisation du numérique ». .
Réseaux sociaux : rapports à soi, rapports aux autres
« Tous les enquêtés utilisent, ne serait-ce que ponctuellement, au moins deux réseaux sociaux virtuels différents. (…) La première distinction importante concerne le type de personnes avec qui on interagit. Ainsi, Whatsapp et Facebook sont chez nos enquêtés beaucoup plus utilisés pour les liens familiaux (notamment intergénérationnels) que Snapchat, qui est particulièrement utilisé pour les amis proches».« Si les plateformes utilisées prioritairement pour les liens familiaux sont pratiques, ou même essentielles, pour les adolescents rencontrés, elles ne sont jamais leurs préférées. Les enquêtés déclarent toujours un goût plus fort pour les réseaux sociaux qui les mettent en relation avec leurs pairs. Parmi ces pairs, avant tout les liens forts ), ce qui peut expliquer le succès de Snapchat chez les plus jeunes puisqu’en comparaison avec d’autres plateformes populaires, ce réseau est surtout utilisé pour être en contact avec un petit nombre de personnes très proches».L’enquête met en relief « des formes d’apprentissage de comment et quoi poster, par exemple, mais aussi de termes spécifiques pour désigner des pratiques, des parties spécifiques des plateformes (…) Notamment le fait de savoir distinguer les « stories » et « le feed » pour le type de contenus à publier, mais aussi le rôle de certaines ressources informationnelles pour réguler sa visibilité publique (et donc, là encore, pour réguler le type de contenus à publier)».
« L’apprentissage de la mise en valeur esthétique de soi, qui est un apprentissage beaucoup plus féminin que masculin, incline plus les filles à devoir réfléchir à la manière de partager des photos de soi sur les réseaux sociaux». « On voit ainsi que l’apprentissage d’une « culture des réseaux » et de la mise en valeur esthétique de soi est un processus interactionnel», observe Thomas Legon.« Les « likes » sont une manière d’utiliser l’interaction pour apprendre sur soi, à la manière d’un vote démocratique. On retrouve en cela sans doute une croyance caractéristique des classes populaires qui veut voir dans le choix du plus grand nombre un indicateur crédible pour s’orienter dans le choix des items culturels (…) Mais cette dimension n’est pas la seule. Au-delà du retour d’avis anonymes compilés dans une métrique (les likes), l’apprentissage interactionnel se fait aussi grâce aux les liens forts à qui l’on fait confiance pour tout montrer et tout dire de soi, en « coulisses » avant de s’afficher sur les scènes sociales virtuelles «Présentation de soi à travers les réseaux sociaux : savoir « tenir sa place»
Les jeunes de milieu populaire doivent aussi apprendre à jouer avec toutes une série spécifique de contraintes sociales, de genre et de sociabilité quand il s’agit de partager des choses sur soi (ou de participer à ce que partagent les pairs) sur les réseaux sociaux.L’’articulation entre pratiques culturelles et pratiques numériques ne concerne pas que la consommation des biens culturels. Les outils et les plateformes numériques permettent à la fois de faciliter l’accès à la création et de diffuser ensuite ces créations à une audience (via les réseaux sociaux virtuels notamment). « Les entretiens montrent surtout à quel point la diffusion de créations en ligne est un exercice difficile, encadré très strictement par la « culture des réseaux ». « On ne peut pas faire « n’importe quoi », « n’importe comment ». En prenant exemple sur d’autres amateurs, on peut imaginer et organiser la présentation artistique de soi (sur un mode « et pourquoi pas moi ? »), mais aussi très vite se décourager de la faible audience qu’on rencontre et abandonner ».
Les mode de socialisation caractéristiques des milieux populaires imprègnent les pratiques numériques : respect de l’ordre du genre, place primordiale de la famille et des liens forts dans la vie en ligne comme hors ligne, « morale » de la sociabilité. Le constat du maintien d’une socialisation de classe en matière de pratiques numériques, n’implique pas pour autant qu’elles restent « enfermées dans » ou « limitées à » la classe sociale que partagent les jeunes des quartiers populaires.
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