Le déploiement de l’e-administration a des impacts forts au niveau des structures de proximité (centres sociaux, associations, services publics de proximité) et des publics fragiles qu’ils accueillent. Fortement incités à réaliser leurs démarches sur Internet, ces derniers font parfois face à des difficultés d’usage de ces sites et se tournent vers leurs relais de proximité contraints d’absorber cette demande à moyens constants.
C’est dans ce contexte, et alors que plusieurs agences locales ont réduit leurs accueils « tous venants », que le CCAS de la ville de Nanterre a étudié les impacts de ce phénomène dont les effets sont mal mesurés tant au niveau local qu’au niveau national dans le cadre de son Analyse des Besoins Sociaux.
Un groupe de travail a réuni un vingtaine d’acteurs locaux concernés par cette thématique (travailleurs sociaux, centres sociaux, associations, services municipaux) de façon à tenter de quantifier et de qualifier l’impact sur l’activité des dits acteurs. L’enquête réalisée n’a pas de vocation scientifique, mais met en évidence de nombreux constats partagés dans d’autres territoires. Les données présentées doivent être comprises comme des tendances.
Une distance face aux démarches administratives en ligne dans les quartiers populaires de la ville
Nanterre : des publics fragiles dans une ville bien connectée
La ville de Nanterre (Hauts-de-Seine, 92 227 habitants, à proximité de la Défense) est bien reliée aux réseaux Internet. Comme la plupart des communes de la région, plus de 90% de sa population est potentiellement en mesure d’accéder à un opérateur fournissant la technologie 4 G, malgré un accès insuffisant au très haut débit.
Néanmoins, 20,2% de la population Nanterrienne vit sous le seuil de pauvreté monétaire et nombre d’entre eux peuvent rencontrer une connectivité limitée comme l’a récemment souligné Emmaüs Connect..
De fait, malgré une forte progression des demandes d’actes d’Etat-civil depuis 2 ans (27% en 2016, contre 18% en 2014 (Source : service de l’Etat-Civil de Nanterre), les données d’inscription au portail de démarches en ligne de la ville montrent que les habitants des quartiers populaires semblent peu friands de ces démarches.
Cet outil de modernisation de l’administration municipale permet aux Nanterriens de payer leurs factures (enfance, petite-enfance, enseignement et jeunesse) en ligne et de réaliser leur carte famille. Il permet également une mise à jour des informations personnelles en une seule fois pour tous les services où l’usager est connu. A l’inverse d’autres administrations ou collectivités territoriales, la ville de Nanterre a fait le choix de laisser la possibilité aux habitants de réaliser ces démarches dans les différents accueils de la ville (mairie centrale, mairies de quartiers) et non pas uniquement en ligne.
C’est une donnée d’autant plus importante que les accueils libres d’administrations locales ont été réduits au profit de démarches en ligne ou de prise de rendez-vous téléphoniques.
Ceci a un impact fort sur les structures locales confrontées à l’augmentation des demandes de soutien et d’accompagnement à l’usage de ces sites administratifs.
Une progression de la demande de réalisation des démarches administratives dans les structures de proximité
Tous les acteurs locaux l’indiquent, la demande des usagers en matière d’accompagnement informatique progresse de façon importante. Pour près de 40% des structures interrogées cette progression est très forte : 75% des structures reçoivent des demandes récurrentes d'accompagnement.
Elle l’est d’autant plus qu’il s’agit d’une demande récurrente. 90% d’entre elles déclarent en effet être confrontées plusieurs fois par semaine à des demandes relatives aux démarches en ligne. Les usagers s’adressent souvent spontanément à ces structures (50%), mais 22% des demandes seraient le fait d’orientations par le service public de référence lui-même, indice d’une absorption potentielle de l’activité d’autres administrations.
Le manque de compétence informatique réel ou supposé des usagers : principal source de sollicitation des structures
Concernant l’usage d’Internet par les publics qu’ils reçoivent, les participants aux groupes de travail, établissent une nuance importante entre l’usage récréatif d’Internet et son usage administratif. L’usage récréatif d’Internet semble démocratisé (mais varie selon différents critères) et les usagers qu’ils rencontrent ont peu de difficultés à naviguer sur Internet.
Cependant, face à des sites administratifs qui impliquent des taches a priori basique (insérer une pièce jointe, créer une adresse mail, etc.), nombreux se sentent démunis et incompétents. Cela (ou le sentiment d’incompétence) est alors une des raisons principales qui les poussent à se diriger vers ces structures. C’est le cas de 35% des usagers rencontrés par les structures interrogées.
Les difficultés d’usage sont donc d’autant plus centrales que le manque d’équipement informatique, qui reste un frein majeur, ne motive que 15% des demandes effectuées par les usagers.
Les difficultés de maîtrise de la langue sont également une source de sollicitation des structures de proximité et souligne l’importance d’accueils ouverts où régler ces problèmes de compréhension. Sans interlocuteur, un risque de non recours, voire de rupture de droits, dans un contexte de saturation des ateliers socio linguistiques se fait jour. Enfin, des problématiques plus sociales sont aussi évoquées. 27% des demandes traitées par les structures sont ainsi liées à des situations personnelles complexes ou urgentes. C’est un enjeu fort au regard de l’augmentation de ce type de situation.
Ces demandes portent souvent sur des ouvertures de droit (CNAV, CPAM, Pôle Emploi, déclaration d’impôts, demande de logement, AMELI, CAF/RSA/Prime activité, Etat civil (étrangers)/ Carte famille, SNCF/ Complémentaire retraite). La fermeture de l’accueil « tous venants » de la CAF de Nanterre a ainsi induit un report massif vers les structures de proximité puisqu’un tiers des demandes formulées aux acteurs locaux portent sur les démarches en ligne CAF. 20% des demandes portent sur les inscriptions à Pôle Emploi qui ne sont désormais plus effectuées en guichet non plus. Utiliser Internet dans un cadre d’ouverture de droits ou de recherche d’emploi apparaît comme une véritable compétence inégalement partagée. C’est à ce titre que 18% des structures effectuent de l’aide à la recherche d’emploi sur Internet.
Le soutien des acteurs de proximité interrogé est au final essentiel compte du profil des personnes qui s’adressent à elle sur ces sujets. 60% sont en effet des personnes seules, 44% des demandeurs d’emploi et 23% des retraités.
Une demande de réalisation de taches concrètes de la part des usagers
Dans ce cadre, les usagers formulent des demandes très concrètes à leurs interlocuteurs. Ils s’y adressent ainsi pour numériser des documents, créer un compte usager ou payer des factures.
Les professionnels sont alors amenés à remplir des formulaires, à scanner un courrier, un justificatif, à prendre un rendez-vous, à consulter un « compte famille », imprimer des attestations ou à créer des adresses mails pour les usagers en demande. Autant de tâches de base que beaucoup d’usagers ne maîtrisent pas. 20% des acteurs interrogés indiquent être amenées à créer (ou lui apprendre à créer) une boite mail pour l’usager ou lui apprendre à insérer une pièce jointe.
En matière de recherche d’emploi, beaucoup indiquent être amenés à former à la création de compte, à la recherche d’offres d’emplois, ou à la réalisation d’un CV en ligne.
Le manque de compétence n’est cependant pas toujours aussi important et c’est aussi par manque de confiance que les usagers sollicitent les professionnels. L’usager a ainsi besoin de dépasser « la peur du bouton » et cherche à s’assurer qu’il procède correctement.
Temps, organisation et ressources humaines : un impact à plusieurs niveaux pour les structures
Pour la quasi-totalité des structures interrogées, cette demande en progression constante est source de difficultés.
Une demande chronophage et une absence de moyens pour y répondre
Tout d’abord parce que cette aide est fortement chronophage (21%) parce qu’elle s’ajoute à celui des activités initiales de la structure et tend à les gêner du fait de l’absence de ressources humaines supplémentaires.
En outre, la complexité de certaines situations est telle que faute de formation adaptée et de temps à y consacrer, les professionnels ou bénévoles peinent à y répondre (10%). La moitié seulement des structures interrogées ont mis en place des permanences ou des ateliers au sein desquels ils proposent des formations ou un accompagnement aux usagers dans leurs démarches administratives. L’autre moitié gérant ces situations directement à l’accueil.
Cet impact amène certaines structures à réorganiser le fonctionnement de leurs ateliers pour y consacrer une plage dédiée à l’apprentissage de la navigation sur les sites institutionnels, et à faire évoluer les missions de leurs animateurs. Cela se fait à moyen constants avec le risque de ne plus pouvoir assumer de façon satisfaisante leurs missions initiales. Certaines structures signalent plus globalement également la difficulté à faire entrer certains usagers dans des logiques de formation, ces derniers se présentant souvent avec des démarches urgentes pour laquelle ils cherchent une demande rapide.
Une appréhension à réaliser des démarches créatrices de droit qui peuvent engager leur responsabilité
Pour les professionnels, la réalisation de ces démarches pose un problème fondamental. Elle les place dans une situation difficile parce que certaines peuvent être créatrices de droit et leur fait craindre des erreurs, en l’absence de formation adaptée, qui pourraient s’avérer préjudiciables pour les habitants. D’autant plus que pour les professionnels eux-mêmes, certains sites sont difficiles d’usages.
Le même problème se pose pour la création de boites mails pour les personnes en étant dépourvues où ne sachant pas les créer. Les professionnels se sentent en difficulté et estiment dépasser le cadre de leurs missions. Au final, le développement de l’e-administration pose problème à plusieurs titres pour les structures locales. Les impacts qu’elle a sur l’organisation de celles-ci est fondamental puisque ils représentent 52% des difficultés évoquées localement.
Seuls relais de proximité pour les habitants, elles sont souvent contraintes de réaliser ces accompagnements qui permettent d’ouvrir des droits ou d’éviter leur rupture. Par ce biais, elles répondent aussi à une fonction d’entretien du lien social. Se pose cependant la question de la légitimité de ces services qui n’ont pas nécessairement de formation adéquate, de moyens humains et financiers nécessaires, ni de mandat spécifiques pour cela, mais qui engagent leur responsabilité dans certains cas. La question de leur engagement dans ces démarches est posé alors que nombre d’entre elles peuvent avoir le sentiment de se réaliser une mission qui incombe aux administrations d’origine.
En creux c’est la nécessité d’une médiation numérique, dotée de ressources humaines et financières, pour accompagner le développement de cette intervention que souligne cette étude.