Avant-propos
Alors que la critique environnementale du numérique prend une ampleur considérable, un grand nombre d’acteurs entendent pourtant mettre les technologies numériques au service de la transition écologique.
« On mobilise des technologies de calcul pour réduire la pollution en optimisant la production industrielle, ou en limitant les pratiques agricoles qui appauvrissent les sols ou contaminent l’environnement. On équipe les politiques environnementales d’instruments de mesure – de la biodiversité, des émissions carbone, des pollutions atmosphériques ou aquatiques, des capacités de stockage carbone des sols, etc. – pour planifier et piloter la transition écologique. Des instruments sont mis à la disposition des consommateurs sous la forme d’applications, afin qu’ils puissent adopter des comportements moins néfastes pour l’environnement. On met en place des plateformes numériques qui mettent en relation des consommateurs et producteurs de biens agricoles en circuits courts, qui favorisent le covoiturage ou d’autres pratiques moins polluantes ».
Ce numéro de la revue Réseaux revient sur ces démarches que Sylvain Parasie et Sébastien Shulz, qui ont coordonné ce numéro, qualifient d’ écologisation par le numérique. A priori paradoxale, cette « écologisation par le numérique » soulève un ensemble de questions auxquelles les enquêtes réunies dans ce numéro apportent des éléments de réponse : dans quelle mesure le numérique peut-il contribuer à réduire les dommages environnementaux ? Avec quelles implications épistémologiques, politiques et sociales ? Quelles sont les formes de transitions écologiques de nos économies portées par ces démarches appuyées sur la technologie ?
Panorama des recherches en sciences sociales
Sylvain Parasie, chercheur au Médialab, et Sébastien Shulz, Chercheur postdoctoral à l'Université Technologique de Compiègne, ouvrent ce dossier avec un panorama des recherches de sciences sociales, structuré autour des quatre principales manières dont les technologies numériques équipent la transition écologique : l’informatisation de la question environnementale ; l’instrumentation des mobilisations écologiques ; la rationalisation des systèmes de production et de consommation ; l’expérimentation d’alternatives économiques à la logique productiviste.
Les deux auteurs distinguent trois ensembles de questions apparaissent pour les sciences sociales.
- Le premier ensemble de questions porte sur les infrastructures informationnelles qui rendent visible l’environnement. « Celles-ci jouent un rôle crucial, en lien avec les mondes scientifiques et technologiques, pour mettre au jour la transformation du climat, les pollutions affectant l’atmosphère, les sols ou les océans, ou encore l’érosion de la biodiversité ».
- Un deuxième ensemble a trait au rôle des instruments numériques dans le gouvernement de la transition écologique. « Mobilisées pour connaître, surveiller et gouverner l’environnement, les technologies permettent-elles à des publics de rendre visibles des problèmes environnementaux et de s’organiser pour y faire face ? Sont-elles susceptibles d’inciter les citoyens et les consommateurs à adopter des comportements plus vertueux en matière environnementale ? Sur quelles représentations de l’action individuelle ces instruments reposent-ils ? »
- Le dernier ensemble de questions concerne la façon dont les technologies numériques sont mobilisées pour engager la transition écologique de nos modes de production et de consommation. Comment ces acteurs (qu’ils soient économiques ou militants) s’y prennent-ils pour « faire passer à l’échelle » leurs technologies alternatives face à l’hégémonie du capitalisme numérique ? « Et en retour, qu’est-ce que cela implique sur la transformation des discours commerciaux, des modèles d’affaires, de l’organisation du travail ou encore des activités de plaidoyer, des grandes firmes comme des start-up ? »
À partir de l’ethnographie d’un réseau de mesures alternatives de la pollution de l’air, Jean-Baptiste Garrocq, doctorant au Medialab de Sciences Po, aborde la façon dont des mises en cause se forment avec des micro-capteurs. Pour comprendre les conditions de la formation de ces causes, il analyse « les manières dont s’articulent le sens ordinaire de la justice d’individus ou de collectifs et la production de données par les micro-capteurs ». En partant des attitudes morales que les individus adoptent par rapport à ces objets, il identifie deux formes dans lesquelles se déploient les mises en cause : l’alerte et l’affaire.
Robin Leclerc, doctorant au Laboratoire Écosystèmes et Sociétés en Montagne de l’INRAE, a enquêté sur un instrument de la politique climatique d’apparence modeste – un tableur qui offre, pour chaque commune française, un diagnostic complet des capacités de séquestration du carbone dans les sols – pour étudier la formation d’un public du carbone des sols à l’échelle locale. Son enquête montre que cet instrument, conçu au niveau national, trouve un public plus large que celui qui avait été anticipé, formé des « ingénieurs carbone », qui l’utilisent de façon non anticipée, et parfois au prix de l’invisibilisation des savoirs scientifiques sur les sols.
L’enquête de Jeanne Oui, postdoctorante à l’Université Paris-Dauphine porte sur la promesse environnementale associée à « l’agriculture de précision », selon laquelle le recours aux technologies numériques permettrait de limiter les pollutions environnementales en optimisant la production agricole. En étudiant plusieurs communautés agronomiques françaises, l’auteure montre que l’agriculture de précision n’échappe pas au prisme productiviste et réductionniste dominant, et contribue à rapprocher la technoscience agronomique de ses applications commerciales.
Jean Tassin, doctorant en sociologie à l'ENS de Lyon, décentre notre regard, en proposant une ethnographie du « retour à la terre » de jeunes entrepreneurs chinois. Dans un contexte dominé par les scandales alimentaires et les plans du gouvernement en faveur de la transition, ces individus utilisent les plateformes de commerce en ligne pour vendre des produits biologiques présentés comme plus sains. L’enquête montre que « le numérique joue un rôle majeur dans la recomposition de la confiance alimentaire en Chine, mais que le phénomène du « retour à la terre » contribue paradoxalement aux processus de dépaysannisation et de différenciation rurale engendrés par les réformes agraires des quarante dernières années ».
Sébastien Shulz se penche sur la construction du marché des plateformes de covoiturage et cherche à comprendre comment le covoiturage, alors qu’il représentait une pratique informelle et solidaire, a été constitué comme une solution commerciale pour soutenir la transition écologique du secteur de la mobilité. L’auteur reconstitue le processus par lequel l’État français a favorisé le capitalisme de plateforme, contribuant à construire une économie de la captation. Il conclut sur la tension entre les objectifs d’écologisation du secteur de la mobilité porté par l’État, et son soutien aux plateformes capitalistes dont le modèle est susceptible d’entraîner des « effets rebonds ».
Aurélien Béranger, Doctorant au Costech de l’Université de Technologie de Compiègne a enquêté sur les communautés qui fabriquent de petites éoliennes afin de satisfaire leurs besoins énergétiques de façon autonome. Ces personnes déploient un rapport particulier à la matière, que l’auteur appelle la « politisation de la moindre pièce ». « La grande originalité de ces mouvements low-tech, c’est qu’ils recherchent la plus grande sobriété en recourant le moins possible aux technologies numériques ou high-tech. Cela s’accompagne d’un grand nombre de tensions entre valeurs et pratiques, que les acteurs parviennent à réduire par des compromis ». Aurélien Béranger montre ainsi que si l’écologisation peut se faire à l’écart du numérique, « cette distance ne peut être maintenue que de façon relative et au prix d’une mobilisation constante ».
Sommaire
- Sylvain Parasie, Sébastien Shulz : Le numérique au service de la transition écologique ? Un panorama des recherches en sciences sociales
- Jean-Baptiste Garrocq : Mettre en cause la pollution du coin de la rue. Les formes de critiques au sein d’un réseau de micro-capteurs de pollution de l’air
- Robin Leclerc : Le carbone des sols et son public. L’outil Aldo au service de la politique climatique locale ?
- Jeanne Oui : Agriculture de précision et tournant environnemental
- Enquête sur l’épistémologie d’un modèle agricole appuyé sur des données numériques
- Jean Tassin : Les plateformes paysannes de e-commerce en Chine. Enquête ethnographique sur un « retour à la terre » numérique
- Sébastien Shulz : La captation marchande du covoiturage en France. Comment les politiques d’écologisation de la mobilité favorisent le capitalisme de plateforme
- Aurélien Béranger : La politisation de la moindre pièce. Tensions entre low-tech et high-tech dans les communautés du petit éolien auto-construit
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