Dans l'ouvrage « Civilisation numérique. Ouvrons le débat !» qu'il vient de publier, le Conseil national du numérique présente une synthèse des réflexions, propose des clefs de compréhension et une méthode pour construire un chemin qui soit porteur de progrès social. « Sans considérer le numérique comme un remède miracle ni comme un mal absolu, il peut être envisagé comme une opportunité de changement ».
L'ouvrage s’organise autour de quatre chapitres, quatre moments de la réflexion :
- La révolution numérique, entre espoir et désenchantement ;
- Penser notre relation au numérique ;
- Nous réapproprier le numérique ;
- Politiser le numérique et le mettre au service du vivant.
La révolution numérique, entre espoir et désenchantement
« Nous avons plongé dans le grand bain numérique et tout a changé. En l’espace d’à peine trois décennies, le déploiement à grande échelle des technologies de l’information a permis la circulation et le traitement de données dans des dimensions jamais atteintes jusque-là, induisant des pratiques quotidiennes inédites. Tout a changé… ».« Nos modes de consommation se sont transformés... Nos rapports aux institutions ont changé ».« Cette révolution de l’internet moderne, nous avons été nombreux à y placer de grands espoirs. (...) Nous pensions que le monde allait s’aplatir et qu’il n’en sortirait que des bienfaits ».« Mais le vent a tourné (...). Aujourd’hui, l’idylle paraît consommée, et les visions dystopiques du numérique semblent l’emporter. Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? ».Les auteurs de l’ouvrage s’interrogent : quel fut le moment du divorce ? L’affaire Snowden ? Les scandales Amesys, Palantir, Cambridge Analytica ? La notation sociale en Chine ?
« Sur le plan économique, la concentration de la puissance, qu’elle soit individuelle ou détenue par de grands groupes, est devenue sans égale ».« Sur le plan sociétal, nous avons appris que les algorithmes et l’économie des données au sein des réseaux sociaux dominants pouvaient mettre en danger la production même de consensus raisonnables ».
« Avouons-le, beaucoup d’entre nous ont été tellement surpris par ce renversement dystopique qu’ils n’en sont pas encore revenus. Il n’est pas rare d’observer certains acteurs, parmi les plus engagés dans les dynamiques numériques et les plus convaincus de la révolution numérique, s’en inquiéter profondément».« Cependant, il est assez probable que les phases utopiques puis dystopiques de l’internet ne représentent que les deux versants d’une même vague et qu’il existe de fait une grande continuité dans l’évolution de notre rapport au numérique.« Pendant que certains acclamaient la puissance citoyenne du numérique, d’autres se préparaient à rafler la mise avec des intérêts parfois très éloignés de l’intérêt général... Et forcément, en l’absence de règles du jeu collectives, des déséquilibres majeurs sont apparus ».« Après être restés au bord de l’espace numérique pendant plusieurs années, les États, conscients des potentialités exceptionnelles mais aussi des désordres que peut générer la nouvelle économie numérique, sont revenus largement sur le devant de la scène, parfois au détriment d’une forme de liberté créative ».Ainsi, en France, « tout en portant l’émergence d’un écosystème français et européen d’innovation (citons la start-up nation), les pouvoirs publics français, conscients du retournement de l’opinion et des risques majeurs qu’emporte l’utilisation incontrôlée ou malveillante des outils numériques, ont largement fait évoluer leurs priorités. L’action se resserre autour des enjeux d’accessibilité, de régulation du numérique, de défense des démocraties et de protection des citoyens ».
En Europe, l’enjeu numérique est devenu prééminent. Après les premières grandes régulations de protection des citoyens au travers de leurs données personnelles (le RGPD), l’Europe tente un rééquilibrage économique de la taxation des entreprises multinationales et se prépare à adopter deux textes importants : le Digital Market Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA).
Penser notre relation au numérique
L’ouvrage revient, dans un second temps, sur les travaux du Conseil national du numérique, depuis sa création en 2011.Le Conseil était en 2011 essentiellement composé de personnalités issues du monde économique et s’inscrit dans une perspective de « conquête » de ce nouvel espace. Dès 2012, la composition du Conseil évolue et permet d’intégrer dans les sujets traités ceux qui touchent à la citoyenneté. Plus d’une vingtaine de rapports sont publiés dont certains donneront lieu à des décisions de la part du pouvoir politique.
En 2020, « alors que les usages du numérique envahissent tous les compartiments de nos vies (...) et que les solutions numériques apportées à la crise sanitaire braquent une partie de la population », la mission du Conseil évolue. Il choisit alors « de regarder l’objet numérique sous des angles différents et complémentaires. (...) Aux interactions sur les réseaux qui souvent enferment, pressent et opposent, le Conseil national du numérique a préféré l’écoute, le temps long et le dialogue afin de tenter de radiographier de façon brute le phénomène numérique, et de comprendre sa forme systémique ».
Nous réapproprier le numérique
Troisième temps de la réflexion : la réappropriation. Si le numérique « peut être source de perturbations et de troubles », « l’accessibilité à une multiplicité d’informations peut être utile et émancipatrice, à la condition qu’elle soit accompagnée de la formation d’un nouvel esprit critique et d’une culture technique permettant à chacun de préserver sa capacité de discernement, sa capacité de choix libre et éclairé dans ce nouvel univers ».Pour les auteurs de l’ouvrage, « il est possible de tirer parti des outils numériques pour enrichir nos modes de construction et de transmission des savoirs et fortifier notre capacité d’analyse et notre nouvel esprit critique ». Ils mentionnent divers exemples de plateformes fondées sur une réelle coopération entre acteurs ou sur le soutien de l’apprentissage par les pairs. Wikipedia, en premier lieu.
« Ces plateformes coopératives connaissent des déclinaisons innombrables dans la musique, le cinéma, l’écriture de romans, etc. Elles permettent de nombreux apprentissages : l’écriture, la lecture, la critique, l’identification et la vérification de sources, le partage de centres d’intérêt, la création collective, un peu de code… ».L’enjeu aujourd’hui n’est plus d’informatiser, de numériser ou d’automatiser, « mais de se mettre en capacité, c’est-à-dire de développer les nouveaux savoirs nécessaires à l’adoption du milieu technique ».
« Si les citoyens et les professionnels ne sont pas associés à la conception et à l’expérimentation des dispositifs numériques eux-mêmes », rappellent les auteurs, « ceux-ci ne pourront être acceptés par les populations et leur diffusion massive et non concertée risque alors de court-circuiter les systèmes sociaux et les économies locales. À l’inverse, le lancement de projets de recherche-action visant la co-conception et l’expérimentation de dispositifs numériques contributifs à différentes échelles et dans différentes sphères professionnelles permettrait le développement de technologies réfléchies par les habitants et utiles pour le développement économique, social et écologique des territoires ».L’ouvrage décline alors plusieurs thèmes :
- Autour de l’économie de l’attention (Notre attention, en prendre soin pour ne pas dépérir) et des leviers juridiques, économiques, technologiques, sociaux, éducatifs, politiques) qui pourraient être mobilisés pour inverser le cours des choses. « De nouveaux droits sont à créer (droit à être mieux informés, à pouvoir paramétrer, etc.), des interdictions à prononcer (contre les designs abusifs par exemple) et des soutiens à apporter (auprès des modèles alternatifs déployés) ».
- Autour de la vérité, des fausses informations et des contre-récits (Vérité, refaire récit commun). « Au-delà de l’impact direct sur la perte de capacité qui en résulte pour chaque individu, cette nouvelle économie amplifie la balkanisation de l’espace public ». L’ouvrage reprend ici les réflexions du Conseil national du numérique autour du phénomène complexe des fausses informations et des mécanismes de manipulation.
- Autour de la démocratie (La démocratie, une affaire de confiance) : « Depuis plusieurs années, la plupart des pays occidentaux semblent confrontés à un processus de déconsolidation de la démocratie. Quel rôle internet a-t-il joué dans ce processus ? Comment répondre et s’adapter à la nouvelle donne sociale transformée par la technologie ? ». L’ouvrage aborde ici les expériences participatives et délibératives « souvent considérées comme le grand remède au désaveu relatif des systèmes représentatifs ». S’interroge « Peut-on imaginer une démocratie de la contribution qui favoriserait l’émergence de solutions concrètes à des problématiques qui, vues d’en haut, paraissent inextricables, voire une forme de co-construction de l’action publique ? ». Puis revient sur le foisonnement d’initiatives qui ont vu le jour pendant la crise sanitaire pour imaginer la façon « dont ces communautés pourraient enrichir l’action publique, permettre de l’organiser autrement et recréer du lien ».
- Autour d’un Etat souple, qui favoriserait le développement des Communs numériques. « À l’ère numérique, il ne s’agit peut-être plus de déléguer, de manière descendante, mais d’accepter l’action ascendante des citoyens qui souhaitent contribuer. Au-delà de la délégation, pourrait être imaginée la coproduction de service public. Un système dans lequel l’État ne se situerait pas « en haut » de la pyramide du pouvoir, mais au cœur du réseau complexe que forme l’ensemble des habitants d’un pays, et ayant pour responsabilité majeure de leur fournir les règles du jeu collectif et les données leur permettant d’y jouer ».
Politiser le numérique et le mettre au service du vivant
« Le numérique, comme toute nouvelle technologie apparue dans l’histoire de l’humanité, concluent les auteurs, a joué un rôle important dans l’émergence des perturbations qui nous traversent individuellement et collectivement, mais nous sommes convaincus qu’il peut également avoir un rôle fondamental dans leur résolution ».Afin de favoriser ces résolutions, « il est plus que jamais nécessaire de penser la technologie, non plus comme un moyen, mais bien comme un milieu, et de cesser les jugements trop simplistes sur ses bienfaits ou méfaits supposés. Des expériences positives existent, qui pourraient servir ces objectifs collectifs. Elles méritent d’être connues, et débattues ».
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