La revue Réseaux avait publié en 2018 (n°212) une serie de contributions consacrées aux activités menées sur les plateformes numériques. La revue poursuit en 2019 (n°213) l’exploration de ces activités, en s’intéressant plus particulièrement à celles qui sont liées aux produits culturels et aux médias.
A travers des deux dossiers, la revue s’attache ainsi à rendre compte « du travail et du pouvoir des plateformes (dans leur capacité à établir des cadres, dessiner des catégories, à mettre en formes les relations, guider les rémunérations) et de l’engagement des participants dans les activités de plateforme, qu’il faut restituer dans un ensemble plus large de sens et d’activités ».
La plateformisation du monde
Dans une longue introduction, en ouverture de ces deux dossiers, Jean-Samuel Beuscart et Patrice Flichy, architectes de ces deux numéros spéciaux, s’attachent a cerner cette notion de « plateforme numérique ».« Le terme de plateforme a connu un succès considérable dans les analyses du développement des infrastructures numériques et de la numérisation de la société. Il est aujourd’hui utilisé indifféremment pour décrire des formes très variées de systèmes techniques et d’acteurs économiques, depuis les médias sociaux jusqu’aux systèmes d’exploitation, en passant par les magasins d’applications et les places de marchés. La souplesse et la polysémie de la notion lui ont en outre assuré un usage très large dans les différentes disciplines des sciences sociales s’intéressant au numérique ».Initialement centré sur les médias sociaux, le programme de recherche d’étude des plateformes est désormais transposé pour décrire la nouvelle génération de plateformes, centrées sur l’échange de biens et de services, dont le nombre et les usages ont explosé au cours des dernières années. « Un très grand nombre d’activités ont en effet été récemment « plateformisées » : la vente d’objet de seconde main, qui a bénéficié de la croissance de plateformes généralistes ou spécialisées qui prennent le relais d’eBay ; le partage de trajets ; la location de biens et d’objets entre particuliers ; l’échange de services pour de menus travaux, rémunéré ou non ; la livraison de repas ; les prestations immatérielles (travaux de graphisme, d’informatique, d’écriture) ; etc ».
Samuel Beuscart et Patrice Flichy distinguent trois grands types d’analyse.
- La première perspective s’inscrit dans la ligne du développement des médias sociaux et de l’autopublication.
- La seconde articulée autour des termes « économie du partage » ou « consommation collaborative », met l’accent sur la généralisation d’activités ordinaires d’entraide et de partage, sur le passage à l’échelle des pratiques d’échanges horizontaux distincts des gestes de consommation ordinaire ; elle met en avant les opportunités offertes par le changement d’échelle des pratiques, en termes de capacités des personnes comme en termes de réduction de l’empreinte écologique.
- Quant aux analystes de la « gig-economy » ou de la « on-demand economy », ils mettent plutôt l’accent « sur le formatage de l’activité des contributeurs par les plateformes. Ils dénoncent l’exploitation du travail mise en place par les plateformes, la mise en concurrence des participants, entre eux et avec les salariés classiques, la dénaturation marchande des activités plateformisées » .
Les activités menées sur les plateformes numériques (N°212)
Anne Aguiléra, Laetitia Dablanc et Alain Rallet, dans ce premier dossier, étudient le cas emblématique des livreurs à vélo. L’originalité de cet article est de présenter une analyse globale de cette activité et de s’appuyer sur une enquête réalisée auprès des coursiers, sur leurs conditions de travai.Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos se penchent sur le micro-travail. Plutôt que de revenir sur le cas Mechanical Turk d’Amazon, ils ont choisi d’étudier le cas français de Foule Factory. « Ce qui était à l’origine un espace d’entraide est devenu un espace de sociabilité en ligne où on est d’autant plus prêt à y passer du temps que les tâches manquent Mais ce plaisir de converser en ligne, s’il semble bien réel, sert aussi les intérêts de la plateforme qui dispose ainsi toujours de « fouleurs » disponibles ».
Bruno Chaves Ferreira, Anne Jourdain et Sidonie Naulin ont étudié les plateformes destinées aux amateurs ou des pluriactifs qui présentent des objets faits main sur Etsy ou viennent faire un repas à domicile (la Belle Assiette). « Ces deux plateformes se caractérisent, comme bien d’autres, par de fortes inégalités d’activités et de revenus. La classique loi de puissance relevée par de nombreuses études sur les pratiques culturelles en ligne s’applique à nouveau ici ».
L’originalité de l’enquête réalisée par Adrien Bailly et Florent Boudot-Antoine sur une plateforme de location de voiture (OuiCar) et une autre de prêt d’objets (Mutum) est de montrer que, « pour que l’échange puisse s’établir, il est nécessaire que les deux partenaires dépassent, déforment et transgressent le cadre établi par la plateforme ».
Thomas Jammet s’est intéressé aux managers chargés d’animer les communautés de fans pour le compte des marques. « Ces professionnels chargés d’animer ces communautés sont toujours tiraillés entre d’une part l’inconstance des fans qui sont loin d’avoir le même attachement à une marque que les fans de musique et leur dépendance vis-à-vis des plateformes de médias sociaux ».
Les activités menées sur les plateformes numériques (N°213)
Deezer ou Spotify ont introduit une autre façon d’écouter de la musique, à mi-chemin entre la collection de disques et la radio. « La grande nouveauté de ces plateformes est d’assister l’auditeur dans ses choix avec des algorithmes de recommandation. Avec ce nouveau média qui nous propose des choix adaptés à la singularité de nos goûts, la réception de la musique devient-elle passive ou au contraire favorise-t-elle l’autonomie de l’auditeur ? ». Pour répondre à cette question et plus largement saisir les effets des plateformes sur la consommation culturelle, Jean Samuel Beuscart, Samuel Coavoux et Sisley Maillard ont analysé les traces de quatre mille utilisateurs d’une plateforme de streaming musicale.Sur le même sujet, Sophie Maisonneuve étudie plus largement, à l’aide d’une enquête qualitative, le répertoire d’outils, notamment numériques, que les jeunes auditeurs utilisent pour découvrir de nouvelles musiques. » Cette économie de la découverte ne se limite pas au numérique. Les systèmes digitaux sont encastrés dans des liens et expériences personnelles, dans des « dispositifs et dispositions traditionnels », ils proposent de nouveaux outils qui s’articulent avec ceux qui étaient déjà disponibles ».
A propos de YouTube, Xavier Levoin et Bastien Louessard abandonnent le point de vue de la réception pour s’intéresser à la conception des produits culturels mis à disposition par les plateformes. Ils étudient l’émergence des nouveaux réalisateurs de fiction« qui utilisent la plateforme comme première étape d’une carrière audiovisuelle, qui mènera ensuite certains d’entre eux sur les chaînes de télévision. Pour survivre, dans cet univers risqué, les Youtubeurs sont amenés à construire différentes stratégies ».
Le cas de la plateforme de jeux vidéo étudiée par Mathieu Cocq se place à la jonction des articles précédents en étudiant l’articulation entre une société de production et les joueurs les plus avertis. « L’industrie des jeux vidéo, comme celle de la musique, se transforme en une industrie de services. Il ne s’agit plus de vendre des biens, coffrets de jeux ou CD, mais un service de jeux ou d’écoute de la musique. Ils montrent comment le producteur de jeux essaye d’impliquer au maximum les joueurs, mobilisant les fans et les joueurs les plus avertis en les associant à la conception, non seulement pour capter de nouvelles idées, mais aussi pour trouver là des représentants des futurs joueurs avec qui ils pourront tester leurs nouveaux jeux ».
Nathalie Pignard-Cheynel et Laura Amigo se sont intéressées aux chargés des réseaux sociaux numériques des médias. « Cette activité renvoie à des tâches diverses : mettre en valeur certains contenus du média, interagir avec les internautes, étudier l’audience, être en veille pour détecter des nouveaux sujets. Les auteures de l’article dégagent ainsi trois logiques qui structurent les chargés des réseaux sociaux numériques : une logique de gatekeeper du contenu, une logique participative et une logique marketing. Elles peuvent s’opposer et se combiner ».
Dans un article plus général sur le travail sur les plateformes, Patrice Flichy montre ce qui fait l’unité des plateformes : « la présence d’un algorithme pour rapprocher l’offre et la demande, pour organiser l’activité, le développement du travail indépendant et la participation des amateurs ».Derrière cet élément commun, on trouve une grande diversité des plateformes : Patrice Flichy distingue les plateformes de culture et de connaissance, le crowdworking (qui peut prendre deux modalités, le freelance et le travail du clic), et enfin la fourniture de services à la demande avec deux modalités : plateforme-marché, plateforme-cadre. Il montre finalement que « le travail sur plateforme peut être un travail réellement choisi, un travail en plus ou un travail faute de mieux. Selon les cas, il s’agit d’un travail ouvert (continuum entre activité amateur et activité professionnelle) ou d’une zone grise entre travail indépendant et travail salarié, entre autonomie et subordination ».
Marie Alauzen, enfin, propose une étude ethnographique approfondie de l’application d’identification et d’échange de données administratives FranceConnect, réalisée pour faciliter l’accès aux différents services publics. Elle étudie plus particulièrement le choix des protocoles, la conformité au droit ou à la formulation de l’identité. « Ici, la notion d’état plateforme renvoie moins à la mise en relation d’une offre et d’une demande qu’à la volonté d’unifier, de créer des interfaces communes, de faciliter à tous l’accès aux services publics et d’affirmer la souveraineté numérique de l’état français ».
Sommaire des numéros 212 et 213 de la Revue Réseaux
N° 212 de la revue Réseaux- Jean-Samuel Beuscart et Patrice Flichy : Plateformes numériques
- Anne Aguilera, Laetitia Dablanc et Alain Rallet : L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée.Enquête sur les livreurs micro-entrepreneurs à Paris
- Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos : Et pour quelques euros de plus. Le crowdsourcing de micro-tâches et la marchandisation du temps
- Bruno Chaves Ferreira, Anne Jourdain et Sidonie Naulin : Les plateformes numériques révolutionnent-elles le travail ?Une approche par le web scraping des plateformes Etsy et La Belle Assiette
- Adrien Bailly et Florent Boudot-Antoine : Renforcement et transgression du cadre de l’intermédiation numérique. Le cas de l’accès de pair à pair
- Thomas Jammet : L’activité de community management à l’épreuve de l’architecture algorithmique du web social
- Jean-Samuel Beuscart et Patrice Flichy : Présentation
- Jean-Samuel Beuscart, Samuel Coavoux, Sisley Maillard, et al. : Les algorithmes de recommandation musicale et l’autonomie de l’auditeur. Analyse des écoutes d’un panel d’utilisateurs de streaming
- Sophie Maisonneuve : L’économie de la découverte musicale à l’ère numérique. Une révolution des pratiques amateurs ?
- Xavier Levoin, Bastien Louessard : Le déplacement de l’incertitude au cœur de la (re)configuration d’une filière. Le cas de la fiction sur YouTube
- Mathieu Cocq : L’organisation et l’exploitation du travail des joueurs. Le cas du projet Sword
- Nathalie Pignard-Cheynel, Laura Amigo : Le chargé des réseaux socio-numériques au sein des médias. Entre logiques gatekeeping, marketing et participative
- Patrice Flichy : Le travail sur plateforme. Une activité ambivalente
- Marie Alauzen : L’État plateforme et l’identification numérique des usagers. Le processus de conception de FranceConnect