L’omniprésence des applications numériques instaure une nouvelle injonction à la connexion pour les publics âgés. La maîtrise pressante de ces démarches a ainsi pris une place essentielle parmi les motifs évoqués par les adultes pas ou peu à l’aise avec le numérique pour s’équiper et développer leurs compétences.
Les difficultés que rencontrent les publics âgés sont désormais bien documentées et donnent lieu à de nombreuses initiatives des administrations, des collectivités, des acteurs de l’action sociale et des associations.
À partir d’une enquête socio-ethnographique auprès de personnes âgées de 62 à 82 ans, Lucie Delias, Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, montre comment « le passage en ligne de certaines démarches provoque, pour les adultes âgés encore à l’écart des pratiques numériques, une obligation à "s’y mettre" qui ne va pas sans provoquer des difficultés, en particulier pour les retraités issus des classes populaires ».
Les relations avec les institutions : un motif de plus en plus central dans la « conversion » aux usages numériques
Un nombre important d’études met en avant le rôle de l’environnement familial dans les motivations des adultes âgé.e.s à s’équiper et à utiliser les outils numériques, en particulier dans la perspective de communiquer et de maintenir le lien avec les petits-enfants.« Si on trouve effectivement ce motif chez les enquêtés peu ou non familiers du numérique, une grande partie d’entre eux déclarent ressentir une contrainte à "s’y mettre" qui se rapporte plutôt aux relations avec les institutions, dans un contexte d’accélération récente de la dématérialisation des démarches de la vie quotidienne imposant de passer par Internet et de disposer de matériel informatique » nuance Lucie Delias. « Ainsi, plusieurs enquêtés qui n’avaient pas d’appétence particulière pour l’informatique connectée, voire y étaient réticents, et avaient réussi jusque-là à contourner son utilisation, ont fini par développer des usages pour cette raison ».Un enjeu particulièrement crucial pour les personnes retraitées les moins favorisées socialement
Cet enjeu est particulièrement crucial pour les retraité.e.s les moins favorisé.e.s socialement, qui ont plus de probabilité d’être non-usager.e.s ou usager.e.s partiel.le.s, tout en étant plus souvent amené.e.s que les autres catégories de population à échanger avec les institutions publiques. « En raison de la faiblesse de leurs ressources économiques, ils sont plus souvent amenés à échanger avec les institutions publiques à la constitution du dossier de retraite, souvent complexe dans le cas de carrières précaires et discontinues, peut par exemple s’ajouter la demande de l’Allocation Solidarité Personnes Âgées, tandis que la conjonction de leur âge et de leur niveau de diplôme fait qu’ils ont moins de chance d’être acculturés au numérique ».Mais pas seulement. Si elle touche plus durement les retraités de classes populaires et les moins autonomes, Lucie Delias, montre, à partir de son enquête, « que la numérisation des services privés et d’intérêt général provoque une inquiétude chez un grand nombre d’adultes âgés, même chez ceux dont les compétences numériques sont relativement avancées ; laissant à penser que la dématérialisation induit des difficultés d’ordre pratique, mais comporte aussi des enjeux plus symboliques, dans la mesure où elle questionne plus largement sur la place des plus âgés dans une société largement numérisée ».
La déclaration des revenus fiscaux concentre les inquiétudes des personnes âgées
« Déclarer ses revenus n’est pas une démarche comme les autres : c’est une opération complexe, et les éventuelles erreurs peuvent avoir des conséquences non négligeables. Ainsi, certains enquêtés, bien qu’à l’aise avec d’autres tâches en ligne, bloquent sur celle-ci».De plus, au-delà des difficultés formelles qu’elle peut engager, « cette démarche comporte des significations sociales particulières qui peuvent expliquer cette focalisation : étant universelle et commune à l’ensemble des citoyens, ne plus y avoir accès revient aussi à remettre en question une certaine forme de participation sociale, et engage un enjeu de reconnaissance pour les adultes âgés ».
Quelle place pour les personnes âgées dans un futur connecté ?
Si la mise en ligne des démarches administratives essentielles a des implications importantes au niveau pratique, elle révèle également des enjeux plus symboliques, qui ont trait à la place des plus âgés dans une société de plus en plus numérisée. « À propos de la dématérialisation, les enquêtés évoquent souvent le thème de l’avenir, et leur capacité à évoluer dans un environnement sociotechnique connaissant des évolutions particulièrement rapides ».- Édith (82 ans, ancienne comptable) : « Faut pas oublier que nous arrivons à un stade de l’informatique où tout va être en ligne, et qu’il faut être aussi à la hauteur. C’est pas évident. »
- Aziz (72 ans, ancien couturier) : « À l’avenir, d’ici 5 ou 6 ans, ça arrive. (…). L’avenir c’est ça, le moderne, c’est ça. »
- Colette (65 ans, ancienne employée de banque) : « Mais c’est l’avenir de toute façon ! C’est l’avenir, et puis comme tout système, y’a le côté positif comme le côté négatif. On peut rien y faire. »
- Patricia (65 ans, ancienne institutrice) : « C’est imminent. C’est des classes d’âge, y’a encore une tolérance pour les vieux comme moi. C’est une sorte d’extinction démographique… notre classe d’âge va disparaître, et après y’aura que des gens qui sont censés être numérisés. »
« Trouver son compte » à partir d’usages contraints
Si les problèmes liés à la dématérialisation des services administratifs posés aux adultes âgé.e.s peu à l’aise avec les outils numériques se déploient donc à un niveau pratique et symbolique, Lucie Delias nuance les aspects négatifs de ce phénomène.Les ressentis et des expériences plus complexes qu’elle a recueillis « laissent penser que la dématérialisation des relations avec les administrations n’est pas automatiquement – ou pas seulement – une source de difficultés, et peuvent parfois, au contraire, permettre aux usagers d’éviter certaines expériences négatives liées au dispositif d’origine ».
De manière plus générale, Lucie Delias relève que « les enquêtés qui déclarent avoir été obligés de se familiariser avec les outils numériques en raison de la dématérialisation malgré leurs réticences initiales, finissent la plupart du temps par développer des usages en ligne plus personnels et gratifiants, relevant des loisirs ou de la sociabilité ».
L’expression de sentiments négatifs liés aux injonctions à la connexion et aux efforts importants qui sont nécessaires pour développer une autonomie numérique peut même cohabiter « avec un certain enthousiasme pour les possibilités ouvertes par les usages d’Internet, quand ils correspondent à des activités choisies ».
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