Avant-propos
Les systèmes sollicitant une Intelligence artificielle (IA) sont très énergivores. Pour fonctionner, ils ont besoin d’importantes capacités de calcul afin de s’entraîner sur des milliards de données, ce qui nécessite des serveurs puissants.
L'essor de l’intelligence artificielle a conduit à une telle hausse de la consommation d’énergie que les centres de données utilisent aujourd’hui plus d’énergie que 92 % des pays du monde. Au-delà de la charge que fait peser cette hausse sur les réseaux électriques, le développement de l’IA menace également les objectifs climatiques.
La quête d’une IA plus frugale, plus soutenable ou plus durable, guide de nombreuses recherches et initiatives.
Contrairement aux modèles d'intelligence artificielle traditionnels, souvent gourmands en données et en ressources de calcul et donc en électricité, en serveurs et contribuant à réchauffer leur environnement et le climat, l'intelligence artificielle frugale privilégie des approches plus légères et plus efficaces.
L'IA frugale figure désormais parmi les quatre domaines à explorer dans la seconde phase de la stratégie nationale d'intelligence artificielle (SNIA), qui couvre la période 2022-2025, notamment dans son volet recherche. Le Ministère de la transition écologique, pour sa part, travaille à la structuration d’une Communauté des Acteurs de l'IA en Territoires, au travers d’un « Appel à projet - Démonstrateurs d’IA frugale au service de la transition écologique dans les territoires ». Ce ministère est aussi à l'initiative d'un référentiel pour mesurer et réduire l’impact environnemental de l’IA.
Plusieurs voix se sont élevées ces derniers mois pour faire de l’IA frugale une priorité, en France, de la stratégie nationale intelligence artificielle :
- Dans son évaluation de la première phase de la SNIA, la Cour des Comptes voit dans l’IA frugale un « principe fondateur qui doit irriguer de manière concrète l’ensemble des recherches financées par la seconde phase ». Les enjeux de frugalité en énergie et en données sont toutefois « peu pris en compte dans les travaux de recherche », « au-delà de quelques initiatives prometteuses ».
- Selon le Conseil économique, social, et environnemental (CESE) dans un avis rendu en septembre 2024, « il est à craindre que manquent les financements pour les IA conçues directement pour protéger l’environnement (...) Les efforts de recherche n’ont que marginalement porté sur une IA frugale ». Le CESE recommande de concentrer les financements publics sur les IA à finalité directement environnementale et sur les IA frugales.
- L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), pour sa part, érige l’objectif d’une IA frugale en « impératif ».
- L’Ecolab du Commissariat Général au Développement Durable (CGDD) et l'Association française de normalisation (AFNOR) ont publié un référentiel pour évaluer et réduire l'effet d'un service d'IA sur l'environnement.
Cette thématique de frugalité figure à l’agenda du Sommet pour l’Intelligence artificielle qui se tiendra à Paris les 11 et 12 février prochains. Une coalition pour la soutenabilité environnementale de l’IA pourrait voir le jour à l’issue du Sommet.
L’IA fait exploser la consommation d’énergie
« Le constat est sans appel » conclut l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), dans un rapport très complet (339 pages).
« L'IA nécessite des apports considérables d’énergie tout au long de son cycle de vie. Les outils d’IA, notamment ceux d’IA générative qui utilisent des modèles de langage volumineux (LLM) nécessitent beaucoup de puissance de calcul pour l’entraînement de leurs algorithmes et donc d’électricité. Les superordinateurs des géants de l’IA font appel à des dizaines de milliers de puces Nvidia, et ce en amont même de leurs usages, juste pour entraîner les modèles. S’il est estimé que les seuls datacenters consomment aujourd’hui moins de 2 % de l’énergie électrique mondiale, ce chiffre pourrait s’élever à 4 % d’ici la fin de la décennie sous l’effet de l’IA, dont les installations nécessitent 3 à 5 fois plus d’électricité que les datacenters traditionnels. »
La plupart des modèles doivent être entraînés sur des centaines, voire des milliers de processeurs graphiques (graphics processing unit, GPU). Ces GPU permettent de réaliser des calculs matriciels rapides mais avec une consommation d’énergie et une production de CO2 proportionnellement élevée. A titre d’exemple, l’entraînement de GPT-3 sur des GPU a nécessité 190 000 kWh, soit 85 000 kg d’équivalents CO2, ce qui équivaut à parcourir environ 700 000 kilomètres en voiture, ou encore un aller retour Terre-Lune.
Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la consommation électrique mondiale des secteurs de l’IA et des datacenters (ou centres de données) pourrait plus que doubler en 2026, comparée à 2022, et atteindre 1 050 tWh (térawattheure), soit l’équivalent de la consommation électrique du Japon.
Référence :
L’IA frugale se fraye une place dans la stratégie nationale d’intelligence artificielle
Le mathématicien, et député, Cédric Villani dans le rapport sur l'intelligence artificielle (IA) s'interrogeait dès 2018 sur la soutenabilité écologique de l’IA. « Il s’agit de penser une IA nativement écologique et de l’utiliser pour mieux penser l’impact de l’humain sur son environnement. Il y a urgence : d’ici 2040, les besoins en espace de stockage au niveau mondial, fondamentalement corrélés au développement du numérique et de l’IA, risquent d’excéder la production disponible globale de silicium. (…) Le verdissement de la chaîne de valeur de l’IA passera nécessairement par des architectures matérielles et logicielles ouvertes (open hardware et open software) qui, en plus d’être un facteur de confiance, peuvent permettre des économies d’énergie significatives ».
La première phase (2018-2022) de la stratégie nationale d'intelligene artificielle (SNIA) visait à doter la France de capacités de recherche compétitives. La premiére phase de la SNIA a été financée à hauteur de 1,5 milliard d’euros. Elle a notamment permis la création et le développement du réseau d’instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle (3IA), la mise en place de chaires d’excellence et de programmes doctoraux, ainsi que le supercalculateur Jean Zay.
En novembre 2021, une nouvelle phase de la SNIA dite d’« accélération » a été annoncée. L'IA frugale figure parmi les quatre priorités de cette seconde phase, avec l’IA embarquée, l’IA de confiance, et l’IA générative. Cette seconde phase, qui couvre la période 2022-2025, dotée de 2,2 milliards d’euros, prévoit, notamment, de « soutenir 10 projets d’IA de démonstrateurs ou de développement technologique d’IA frugale ».
L'IA frugale figure également parmi les axes prioritaires du Programme et Équipements Prioritaires de Recherche (PEPR) Intelligence Artificielle, co-piloté par le CEA, le CNRS et INRIA, avec « l'ambition d’identifier les architectures logicielles, les méthodologies d’apprentissage frugal d’entraînement sur des bases de données maîtrisées et l’optimisation avancée des applications pour rationaliser au maximum la consommation énergétique des systèmes d’IA à base d’apprentissage machine».
Références :
« L’IA frugale doit irriguer de manière concrète l’ensemble des recherches »
Dans sa première phase, la stratégie nationale pour l’IA a donné la priorité à la recherche. Toutefois, selon la Cour des Comptes, les enjeux de frugalité en énergie et en données sont « peu pris en compte dans les travaux de recherche », « au-delà de quelques initiatives prometteuses ». L’usage des algorithmes semble être la dimension la plus intégrée dans les travaux de recherche (voir graphique ci-dessous). Or, la Cour des Comptes voit dans l’IA frugale un « principe fondateur qui doit irriguer de manière concrète l’ensemble des recherches financées par la seconde phase ».
« De nombreux efforts restent à mener en matière d’IA frugale et d’IA de confiance, à la fois sur le plan de la mobilisation des chercheurs, de l’affectation des moyens et de la construction indispensable d’un cadre normatif européen » conclut la Cour des Comptes. « Afin de s’assurer la bonne atteinte des objectifs de frugalité dans le développement de l’IA lors de la deuxième phase quel que soit le secteur, il serait souhaitable d’améliorer la mesure et le suivi de l’empreinte écologique de l’IA et de construire un cadre d’actions compatible avec la maitrise de l’empreinte environnementale. »
Référence :
« Concentrer les financements sur les IA à finalité directement environnementale et sur les IA frugales »
Le Conseil économique social et environnemental (CESE), pour sa part, dans un avis rendu en septembre 2024, observe que « l’IA est actuellement surtout mise au service de domaines tels que la finance, le marketing ciblé, et désormais l’industrie et non pour entraîner et faire fonctionner des algorithmes d’optimisation bénéfiques à l’environnement (...) Dans ces conditions, il est à craindre que manquent les financements pour les IA conçues directement pour protéger l’environnement ».
« Six ans après le rapport Villani, force est de constater que les efforts de recherche n’ont que marginalement porté sur une « IA frugale. Si la Feuille de route intelligence artificielle et transition écologique, publiée en 2021 (par le Ministère de la transition écologique) comporte un volet « frugalité », encore trop peu de projets sont déjà en cours ».
L’IA frugale pourrait, selon le CESE, constituer un axe prioritaire du quatrième Programme d’investissements d’avenir 2021-2026 et du plan d’investissement France 2030.
Le CESE recommande de concentrer les financements publics sur les IA à finalité directement environnementale et sur les IA frugales.
- Une évaluation systématique de l’empreinte environnementale des IA devra être réalisée, en exigeant des entreprises concernées la transparence sur la consommation des ressources et en construisant un référentiel d’évaluation. Un tel « Ecoscore » des IA permettra aux utilisateur.ice.s, citoyen.ne.s et entreprises, de choisir les IA les plus sobres (préconisation n°5).
- Dans le même temps, les ingénieur.e.s devront davantage s’engager dans une démarche d’écoconception des équipements, notamment les terminaux, dont le renouvellement est accéléré par l’IA (préconisation n°6), les usages pourront être responsabilisés par des campagnes d’information sur l’empreinte environnementale des IA et par la possibilité, actuellement inexistante, de déconnecter sur leurs applications les usages d’IA et la collecte de données (préconisation n°7).
- Enfin, des mesures sont immédiatement applicables aux centres de données. Pour les projets d’implantation de ces datacenters, les pouvoirs publics devront veiller à faire respecter l’objectif de zéro artificialisation nette, notamment par l’utilisation de sites déjà artificialisés (préconisation n°8), le système européen de notation de durabilité de ces centres devra être pris en compte et le principe de récupération de la chaleur fatale devra être intégré (préconisation n°9).
Référence :
12 démonstrateurs d’IA frugale dans les territoires
Dans le cadre de sa feuille de route « IA et transition écologique », le Ministère de la transition écologique soutient depuis 2022 des solutions à base d'IA frugale pour les territoires.
L'appel à projets « Démonstrateurs d’IA frugale des territoires» (DIAT) visait des projets d'IA capables de formuler des prédictions et des recommandations pour l'aide à la prise de décision. « Les solutions d'IA doivent être frugales en donnée et en énergie, et il convient de mesurer leur propre impact environnemental qui se doit d'être pensé en amont de la construction des projets ».
12 projets ont été sélectionnés dans le cadre de cet appel à projets. La Banque ds territoires, opérateur de l'appel à projets, distingue, parmi les projets retenus, trois approches de la frugalité :
- Minimiser la collecte de données en visant la qualité plutôt que la quantité, en veillant à ne mettre à jour que les données nécessaires à la finalité ». C’était, notamment le cas du projet IA.rbre qui mobilise l'IA pour aider la métropole de Lyon à détecter les zones "plantables" et utiliser la végétalisation pour créer des zones rafraîchissantes ou lutter contre les phénomènes de ruissellement.
- Limiter le nombre de capteurs : la frugalité peut aussi être atteinte en exploitant des données qui, à l'origine, ne sont pas des données environnementales. A travers le projet Predict AI'r de l'établissement public de Paris-Ouest La Défense, le consortium va exploiter les données de bornage des téléphones mobiles pour en déduire, grâce à l'IA, les modes de déplacement des utilisateurs et leur impact sur la qualité de l'air. Une stratégie qui pourrait permettre de ne pas multiplier les capteurs d'air tout en étant applicable à n'importe quel territoire, en France comme dans le monde.
- La frugalité peut aussi s'apprécier par les externalités positives que l'IA génère dans les organisations. À Saclay, le projet Urba (IA) porté par la communauté d'agglomération, promet ainsi d'aider les collectivités franciliennes à réviser leur plan local d'urbanisme (PLU) en intégrant l'ensemble des contraintes normatives en matière de protection de l'environnement, qu'elles soient régionales ou nationales.
Ces appels à projets permettent au Ministère de la transition écologique de faire émerger une Communauté des Acteurs de l’IA dans les Territoires (CAIAT) constituée de représentants de territoires, de pôles de compétitivité, d’institutions de recherche, de TPE/startups/PME et d’entreprises.
Références :
Un référentiel pour mesurer et réduire l’impact environnemental de l’IA
L’Ecolab du Commissariat Général au Développement Durable (CGDD) et l'Association française de normalisation (AFNOR) ont publié une méthodologie pour évaluer l'effet d'un service d'IA sur l'environnement. En plus de fournir un premier référentiel opérationnel pour quantifier son impact, le document contient un ensemble de bonnes pratiques à adopter pour tendre vers une IA frugale.
La méthode a été élaborée selon une approche globale, c’est-à-dire qu’elle couvre toutes les ressources numériques mobilisées pour permettre de délivrer le service. À commencer par les centres de données (serveurs, baies de stockage, équipement réseau) qui permettent l’hébergement et le traitement des données numériques. Viennent ensuite les infrastructures réseaux qui assurent la transmission des données vers les utilisateurs. Et enfin les terminaux (smartphones, ordinateurs, téléviseurs, autres) dont le rôle est l’exploitation, la réception et la consultation des contenus.
- L’ensemble du cycle de vie d’un système est pris en compte, depuis sa conception jusqu’à sa mise en service, en passant par son développement. Cela implique une réflexion sur la nécessité même de recourir à l'IA par rapport à des solutions moins consommatrices de ressources. L’IA ne doit pas devenir une réponse systématique à tous les besoins.
- La frugalité induit ensuite une minimisation des ressources matérielles et énergétiques mobilisées pour créer le système d'IA. Il s'agit notamment de rationaliser les modèles d'IA, de réduire le volume de données utilisées pour les entraîner et d'optimiser les infrastructures qu'ils mobilisent, comme les centres de données. La compression des algorithmes et l'usage de données open source sont également encouragés pour réduire leur l'empreinte carbone.
- Tout au long du cycle de vie des IA, le référentiel exige ensuite de mesurer l'impact direct de l'IA (énergie consommée, CO2 émis, ressources consommées) mais aussi ses effets indirects, comme l'effet rebond, où une amélioration de l'efficacité peut entraîner une augmentation de la consommation.
- Enfin, une gouvernance claire doit être mise en place pour s'assurer que les principes de frugalité sont intégrés à chaque étape d'un projet d'IA. Les fournisseurs et producteurs d'IA doivent communiquer de manière transparente sur les actions mises en œuvre pour limiter les impacts, en fournissant des évaluations précises et des méthodologies claires.
Références :
Sources
1. ChatGPT, et après ? Bilan et perspectives de l’intelligence artificielle
4. France 2030 : stratégie nationale pour l'intelligence artificielle (septembre 2024)
6. CESE, Impacts de l'intelligence artificielle : risques et opportunités pour l'environnement
9. Communauté des Acteurs de l’IA dans les Territoires (CAIAT)
12. Un référentiel pour mesurer et réduire l’impact environnemental de l’IA