Le déploiement croissant des systèmes d'intelligence artificielle (SIA) dans les entreprises et les administrations soulève des questions majeures sur l'avenir du travail.
Après deux années d’enquêtes, le laboratoire de recherche-action LaborIA, créé par le ministère du Travail et l'lnria, publie des résultats inédits sur les interactions humain-machine et les enjeux d’appropriation de l’IA dans le monde du travail.
Les résultats de l'enquête
Après avoir recueilli les perceptions croisées des parties prenantes (décideur.euse.s, concepteur.ice.s, ingénieur.e.s et salarié.e.s) dans différents types d'organisations (entreprises privées, administrations, établissements publics), l’enquête dégage trois types de résultats.
Le déploiement des SIA dans les organisations n'est pas le point d'aboutissement des processus d'innovation mais bien un nouveau point de départ
Premier résultat : le déploiement des SIA dans les organisations n'est pas le point d'aboutissement des processus d'innovation, suivant les phases d'idéation, de prototypage et d'expérimentation.
Les interactions humain-machine impliquent des périodes d'apprentissage prolongées et incertaines. Les travailleur.euse.s doivent non seulement utiliser les SIA, mais aussi s'engager dans leur entretien, leur amélioration et leur supervision.
Un travail souvent peu ou mal reconnu par les organisations pouvant conduire à des désengagements et des échecs à long terme des projets d'IA
Les échecs et les réussites des projets d'IA sont également tributaires des conflits de priorité dans le travail
L'enquête dresse le constat d'une opposition entre une logique gestionnaire de l'IA, promue par les concepteurs/décideurs, et une « logique du travail réel, propre aux salariés ».
La logique gestionnaire voit dans l'IA « un moyen d'optimiser les process, de réduire les risques d'erreurs ou encore d'améliorer les performances et d'accroître la productivité du travail ».
La logique du travail réel est davantage mue par des enjeux d'appropriation de l'IA dans l'activité de travail, « soulevant des interrogations en termes de reconnaissance, d' autonomie, de responsabilité et de sens du travail ». Ainsi, il est fréquent, notent les auteurs de l’étude, « qu'au cours du déploiement des SIA, les priorités des décideurs butent sur les préoccupations des travailleurs confrontés aux changements dans leurs tâches, compétences et conditions de travail ».
Ce conflit de rationalité est source d'ambivalences et de paradoxes : « les SIA sont aussi bien perçus comme des assistants utiles (gain de temps, facilitation du travail) que comme une source de menaces (pour leur emploi ou le contenu du travail), comme une solution prometteuse capable de réaliser des tâches complexes que comme des logiciels manquant de maturité, de stabilité, de pertinence et de fiabilité ».
Le conflit de rationalité peut conduire à des résultats très différents selon la capacité des organisations à établir des compromis entre les différentes parties prenantes.
« L'absence ou l'échec de tels compromis fait émerger des configurations humain-machines aliénantes (excès de confiance ou de prudence à l'égard de l'IA, perte de compétences et d'autonomie...) dans lesquelles les travailleurs se sentent dépossédés de leur travail ».
A l'inverse, la présence d'un compromis de rationalité réussi « fait naître des configurations capacitantes dans lesquelles les SIA augmentent les compétences humaines ».
Le déploiement de SIA dans les organisations peut avoir des effets inattendus sur l'organisation du travail et le management
Parmi ces effets inattendus, une reconfiguration des rôles professionnels et des référentiels de qualification, un questionnement du rôle de manager intermédiaire, polarisation du travail, etc.
En outre, si l'IA change le travail (et son organisation), le travail change également l'IA : « différents modes d'organisation de travail - très hiérarchisée/ centralisée ou au contraire laissant plus de place à l'autonomie - influent fortement sur la réception et l'appropriation d'un SIA ».
Six recommandations pour outiller le dialogue social technologique
Créer les conditions d'une IA capacitante au travail
« Les effets du déploiement de SIA sont donc multiples, de l'individu qui exerce son travail, aux tâches, activités et méthodes nécessaires à son exécution en passant par l'évolution des référentiels métiers, des qualifications et des compétences ou encore la recomposition du management et de l'organisation du travail ».
« Jamais définitivement établies, ces conséquences peuvent être ambivalentes, contradictoires mais aussi profondément aliénantes ou capacitantes selon l'issue donnée aux conflits de rationalité », ajoutent les auteurs de l’étude « Un dernier apport majeur de cette étude consiste à repérer les conditions de possibilité du compromis de rationalité et les conditions d'émergence des configurations capacitantes ».
Impliquer les travailleur.euse.s au processus d'innovation, dès le début, pour permettre l'émergence d'un compromis de rationalité
Plus qu'une simple consultation en vue de faciliter l'adoption, il s'agit de partir du travail réel (« ce que les travailleurs font vraiment- plutôt que du travail prescrit - ce que les travailleurs font en théorie ») pour rendre possible à la fois le bien-être, la qualité et le sens du travail.
Garantir la co-conception des SIA et organiser le dialogue en continu
Favoriser des interactions rapprochées avec l'ensemble des protagonistes du projet de SIA - le décideur.euse, le concepteur.ice, l'ingénieur.e et l'opérateur.e, les instances représentatives du personnel - afin de co définir la configuration socio-technique :
- L'objectif de l'IA dans l'immédiat et à l'avenir ;
- Les règles d'usage de l'IA ;
- L'ergonomie et l'interface de l'outillage ;
- La distribution des rôles et des tâches, notamment d'entretien, d'amélioration, de supervision, et déterminer les modes de reconnaissances appropriés pour valoriser ces activités ;
- Le paramétrage de l'algorithme et le niveau d'erreur acceptable dans le travail.
« Considérant les propriétés dynamiques, apprenantes et empiriques des SIA, ces interactions ne se limitent pas à une phase initiale de conception : elles doivent être continues, organisées et collégiales en vue d'élaborer une culture collective des usages et des incidences des SIA sur le travail ».
Mettre l'IA au service de la sécurisation des travailleur.euse.s
« Viser l'augmentation-sécurisation qui rassure les travailleurs », c'est-à dire le déploiement de SIA centrés sur l'amélioration de la qualité de vie au travail, la réduction des risques socioprofessionnels et l'appui aux pratiques professionnelles (l'IA comme « cran de sécurité»).
« Cette sécurisation rend ensuite possible de nouvelles formes d'interactions et de nouveaux usages qui délivrent pleinement la valeur des SIA: performance, qualité, productivité ».
Rendre les SIA « explicables » : ouvrir la boîte noire
Chercher à rendre le fonctionnement et les résultats de l'IA compréhensibles pour les travailleur.euse.s en situation d'activité.
Sans renvoyer ici aux discussions et controverses de haut niveau sur l'explicabilité des algorithmes, « il s'agit ici de I'explicabilité située qui met à l'épreuve le SIA dans son contexte d'usage pour évaluer concrètement comment la compréhension de ses résutats par le travailleur influe sur son pouvoir d'agir ».
Apprendre chemin faisant : accepter une part d'imprévisibilité dans les bouleversementsproduits par l'IA
Prendre en compte des potentiels effets inattendus de l'IA sur le/la travailleur.euse, le travail et l'organisation.
« Le caractère empirique du SIA peut engendrer des situations nouvelles liées à l'hétérogénéité des interprétations des travailleurs, aux écarts entre les situations vécues et les situations traitées par les SIA, aux apprentissages des SIA et des travailleurs ».
Ces situations doivent faire l'objet de retours d'expérience pour développer une culture partagée des usages et des postures organisationnelles adaptées : tolérance à l'erreur, prise d'initiative, dialogue social technologique, conflit de qualité, c'est-à-dire la possibilité de délibérer sur les critères de qualité du travail avec les SIA.
Le laborIA
En réponse à l’une des recommandations du Rapport Villani, le ministère du travail et de l’emploi et Inria ont fondé ensemble en 2021 le LaborIA, « un laboratoire visant à construire et consolider une vision terrain pour mieux cerner l’intelligence artificielle et ses effets sur le travail, la population active, l’emploi, les compétences et le dialogue social ».
Le LaborIA a pour objectifs d'éclairer le débat public sur les impacts de la diffusion de l’IA dans les organisations, de produire des recommandations pour favoriser le développement d’une IA responsable et d'accompagner la prise de décision du ministère en charge du travail et de l’emploi .
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