« L’argent liquide n’en finit pas de disparaître du quotidien. Les pièces et les billets, qui constituent encore la forme de référence de l’argent dans les imaginaires, s’effacent peu à peu des gestes ordinaires. Payer, donner, recevoir, prêter, partager, mettre de côté, compter, tous ces gestes, comme nos sociétés tout entières, seraient en train de basculer vers une forme numérique, dématérialisée, de l’argent ».
Ce numéro de la revue Réseaux s’attache à décrire la portée et les enjeux de la seconde vague de dématérialisation de l’argent.
Dans un texte introductif, les coordnnateurs du dossier, Thomas Beauvisage, chercheur à Orange Labs, Aude Danieli,doctorante en sociologie à l'École des Ponts Paris Tech et Hélène Ducourant, enseignante-chercheuse à l'Université Gustave Eiffel, distinguent trois composantes de cette seconde vague de dématérialisation : l’apparition de monnaies numériques alternatives aux monnaies classiques ; l’émergence de nouveaux intermédiaires du paiement, et le succès d’innovations permettant le paiement via le mobile. Les auteur.e.s identifient trois axes de recherche pour l’étude des transformations de l’argent numérique : « Le reflux de l’argent liquide et l’avènement annoncé de sociétés cashless, les données de l’argent et du paiement, et l’appropriation de l’argent numérique ». Trois axes de recherche « qui font l’objet d’investissements disparates par les sciences sociales ».
David Pucheu, enseignant-chercheur (Université Michel de Montaigne) interroge les racines idéologiques des cryptomonnaies à travers l’exploration de la liste de diffusion de la communauté virtuelle des cypherpunks. Réunis autour d’un noyau dur de hackers californiens, les cypherpunks ont esquissé les premiers projets de digital cash visant à doter les individus de moyens de transaction en ligne à la fois anonymes, intraçables et infalsifiables qui ont donné naissance aux cryptomonnaies. Inscrit dans un vaste projet de changement social aux accents utopiques et informés par les courants radicaux de l’économie politique libertarienne, l’argent liquide digital annonçait, pour ses promoteurs, l’avènement d’une nouvelle ère, celle de la « crypto-anarchie ». Assimilant indistinctement les interactions sociales et économiques en ligne à une forme de liberté d’expression individuelle sur laquelle les États et les grandes corporations ne pourraient plus exercer aucune emprise, les cyberpunks ont inventé les protocoles cryptographiques destinés à actualiser leur vision. « Une vision aujourd’hui nuancée par le déploiement de ces innovations dans le Nouveau Monde industriel du capitalisme numérique ».
Tristan Dissaux, chercheur à l'Université Libre de Bruxelles, et Maxime Duval, Directeur conseil de Stratéact, le processus d’institutionnalisation de l’euro numérique actuellement en projet au sein de la Banque centrale européenne. Une analyse systématique des communications relatives à l’euro numérique publiées par la BCE montre comment celle-ci opère un cadrage particulier : la communication de la BCE tend à invisibiliser les implications sociales et politiques du projet d’euro numérique en l’abordant d’une manière principalement technique, ancrée dans des préoccupations économiques et notamment financières. Tristan Dissaux et Maxime Duval comparent cette approche avec celle des projets alternatifs portés par les acteurs de la société civile et discutent : ils discutent, en conclusion, les implications pratiques et théoriques de cette situation pour la conduite du projet d’euro numérique ainsi que pour la gouvernance des banques centrales.
Aude Danieli examine la façon dont les moyens de paiement « viennent équiper le lien marchand dans le contexte des commerces de proximité de petite taille ». Autour des moyens de paiement et de leurs supports matériels, elle observe un réseau de contraintes, des cadres sociotechniques, et de normes, parfois surprenantes, qui orientent différemment l’échange. L’étude suggère que la pluralité des moyens de paiement « sort la question du paiement de la clôture de la transaction, pour irriguer l’ensemble de l’échange, en amont et en aval ». Les moyens de paiement, par ailleurs, renouvellent la question du rapport de force dans le lien marchand. « Le consommateur impose, de manière générale, sa vision du paiement (la carte majoritairement) alors même que tout règlement liquide devait être accepté d’un point de vue légal, plaçant le commerçant entre domination et consentement. Les transactions du quotidien, fortement instrumentées, deviennent dès lors des petites entités marchandes, très ritualisées, mais surtout cadrées par le recours au droit, apportant (le plus souvent) de la dureté et des arguments pour forcer tel ou tel moyen de paiement ».
Marine Al Dahdah, sociologue (CNRS), Nicolas Lainez, chercheur au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques, et Isabelle Guérin, directrice de Recherche (Institut de Recherche pour le Développement, IRD) questionnent les promesses de l’argent numérique comme « solution de développement » et « levier d’inclusion financière ». Reliant des observations ethnographiques à micro-échelle aux tendances structurelles globales, les auteur.e.s proposent une analyse à la fois critique de l’argent numérique et attentive à ses ambiguïtés et ses ambivalences. « Dans la lignée des recherches qui mettent en évidence l’extractivisme et la reproduction des inégalités, nous proposons de questionner les promesses de l’argent numérique au regard d’exemples de plateformes d’argent et de crédit en Afrique et en Asie ». Adoptant une approche par le bas attentive aux usages et aux effets des économies politiques et morales, leur analyse s’appuie sur la notion d’appropriation, « prise dans son double sens de propriété et d’adaptation ».
Depuis 2010, des dizaines de monnaies locales ont été créées en France, d’abord sous forme de coupons de papier. Désormais, certaines circulent aussi sous forme numérique. Mathilde Fois Duclerc, attachée temporaire d'enseignement et de recherche (Sciences Po Bordeaux) examine le cas de l’eusko, créé au Pays basque en 2013 et qui s’est doté d’une forme numérique en 2017. Après avoir retracé les principales étapes de l’introduction de moyens de compte et de paiement numériques, l’auteure montre comment ce processus de numérisation dans l’institutionnalisation de la monnaie locale opère une double normalisation de la monnaie, « par l’ajustement de son fonctionnement aux usages communs de l’argent et par une certaine reconnaissance des outils numériques par les autorités de régulation du secteur bancaire ». Cette entrée marginale dans le secteur des services de paiement s’accompagne, chez les responsables de la monnaie, « d’un travail visant à conserver l’ancrage militant de la monnaie et la nature de son projet politique ».
Parmi les monnaies numériques, certaines sont déjà au cœur des pratiques de nombreux consommateurs, comme les monnaies dans les jeux vidéo. Renaud Garcia-Bardidia, maîtresse de conférences (Université de Lorraine), Caterina Trizzulla, maîtresse de conférences (Université de Lorraine) et Sarah Maire, Professeure (IESEG School of Management) analysent ces pratiques sur le mode compétitif en ligne FIFA Ultimate Team de FIFA. À partir d’entretiens et d’observations participantes, cette étude éclaire les usages différenciés des points FIFA et des crédits dans ce jeu et leur participation à la structuration de styles différenciés « répondant à un triple impératif d’efficience, d’éthique et de plaisir ludique ».
Sommaire :
- Thomas Beauvisage, Aude Danieli, Hélène Ducourant : Des octets dans le porte-monnaie ; Enquêter sur l’argent numérique et ses dispositifs
- David Pucheu : L’argent liquide digital. Le futur antérieur des cryptomonnaies ?
- Tristan Dissaux, Maxime Duval : L’argent numérique des banquiers centraux. L’euro entre évolution et révolution
- Aude Danieli : Le paiement dans les petits commerces. Entre argent liquide et argent dématérialisé
- Marine Al Dahdah, Nicolas Lainez, Isabelle Guérin : L’argent numérique, une nouvelle solution de développement
- Mathilde Fois Duclerc : Numérisation, normalisation et institutionnalisation d’une monnaie locale. Le cas de l’eusko au Pays basque
- Renaud Garcia-Bardidia, Caterina Trizzulla, Sarah Maire : Usages sociaux des monnaies dans les jeux vidéo. Une analyse à partir du cas de FIFA Ultimate Team
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