Si le concept de communs est évoqué et revendiqué de plus en plus largement, Mélanie Clément-Fontaine, Mélanie Dulong de Rosnay, Nicolas Jullien et Jean-Benoît Zimmermann, observent « une tendance à déclarer comme relevant de ce concept un ensemble sans doute trop large d’activités, en entretenant le plus souvent la confusion avec ce qui relève de l’économie dite collaborative ou participative. De tels excès sont particulièrement notables dans le domaine des plateformes numériques, dans lesquelles se sont estompées les frontières entre production et utilisation des ressources ».
Selon la définition proposée par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, la ressource autour de laquelle se construit un commun est rivale et sa gestion est assurée par un groupe défini qui profite de sa consommation et assure sa pérennité. La théorie des communs s’inscrit ainsi au carrefour de trois assertions : « une ressource partagée, un système de répartition de droits et obligations, une structure de gouvernance veillant au respect des droits et obligations de chacun des participants au commun ».
La gouvernance des communs numériques, dès lors, comprend deux dimensions, interne et externe. « La dimension interne régit le fonctionnement du groupe des producteurs qui fait vivre la ressource, la développe, l’améliore et l’enrichit, tandis que la dimension externe régente les conditions dans lesquelles les utilisateurs peuvent faire usage de la ressource. Elle a notamment pour fonction de protéger la ressource contre les appropriations abusives et favoriser sa prospérité et sa descendance par la production d’œuvres dérivées qui resteront dans le commun et continueront à l’enrichir ».
Une des questions abordées dans ce dossier de la revue Terminal, qui allie analyses théoriques et études de cas, est celui des spécificités des communs numériques par rapport aux communs de la connaissance : « Le numérique n’est-il qu’un outil qui permet de donner leur essor à des communs de la connaissance ou de l’information qui peineraient à être produits et diffusés autrement ? En ce cas, le numérique donne-t-il simplement un coup d’accélérateur à des communs pré-existants ? Ou bien, est-ce que le numérique donne naissance à des communs spécifiques, indissociablement liés à leur nature numérique ? ».
Cadrage général des communs numériques
Deux articles de ce dossier proposent un cadrage général des communs numériques dans le contexte et comme réponse aux évolutions récentes du capitalisme numérique et du rôle de l’État.Sébastien Broca distingue deux vagues dans l’émergence des communs numérique. La première répondait à une situation de contrôle excessif de l’accès à la connaissance par des alternatives fondées sur l’accès ouvert et la libre contribution, et a donné lieu à la constitution d’une coalition de plaidoyer politique. Le mouvement plus récent comprend les plateformes de type coopératif qui s’appuient sur les communs. Ce second modèle des communs numériques s’oppose au capitalisme de plateforme et à ses pratiques d’exploitation des travailleurs et des données des utilisateurs et renforce la fonction éminemment politique des acteurs et des projets des communs numériques.
Sébastien Shulz revient sur le rapport entre « commun » et État. De nombreux auteurs ont discuté des communs comme un modèle organisationnel de gestion d’une ressource qui pourrait se substituer au modèle central de l’État ou décentralisé du marché. « Les acteurs porteurs de cette idée d’un renouveau des communs ont en fait un rapport ambigu à l’État », observe Sébastien Shulz. En étudiant l’histoire des communs numériques et des acteurs portant leur revendication, il dégage trois moments qui conceptualisent trois formes de communs numériques – biens communs numériques, communs numériques et faire en commun par le numérique –, et trois figures alternatives d’État.
Études de cas
A travers quatre études de cas, ce dossier fait ressortir certaines caractéristiques des communs numériques avec l’importance du droit, le rôle politique et l’engagement de communautés mobilisées dans la société, la fonction de la technique au-delà d’une fonction de coordination dans la mise en œuvre des règles de gouvernance.Léo Joubert aborde avec le cas Wikipédia la question d’un commun pour lequel la communauté des usagers s’étend très largement au-delà de celle des contributeurs. L’auteur développe un modèle sociologique dual de ce commun de masse. Il montre « comment Wikipédia, malgré la non-rivalité de la ressource, s’intègre à la logique ostromienne, en y substituant toutefois un modèle sociologique à un modèle naturaliste ».
Pierre Robert et Amélie Lefebvre, à partir de la comparaison de deux initiatives de communs numériques dans la Région Hauts-de-France, l’Assemblée des Communs de Lille et le SIILAB, construisent une grille d’analyse de ces communs, autour de cinq dimensions structurant les conditions sociotechniques de leurs usages et surtout de leur gestion : les dimensions institutionnelle, communautaire, multi-échelle, d’appropriation et politique.
Léa Stiefel et Alain Sandoz examinent le cas d’une plateforme pair-à-pair d’échange de données privées du secteur agricole. Ils montrent comment la gouvernance et les règles d’usage de cette plateforme s’inscrivent dans son architecture technique distribuée. Cette gouvernance par l’infrastructure est présentée comme caractéristique des communs numériques.
Robert Viseur et Amel Charleux, enfin, reviennent sur les initiatives des makers pendant la crise sanitaire. « Leur efficacité a notamment reposé sur leur capacité de coordination par l’intermédiaire d’outils en ligne appropriés, rendus indispensables du fait du confinement généralisé, renforçant ainsi le rôle clef du numérique dans cette mobilisation ».
Sommaire
- Mélanie Clément-Fontaine, Mélanie Dulong de Rosnay, Nicolas Jullien et Jean-Benoît Zimmermann : Communs numériques : une nouvelle forme d’action collective ?
- Sébastien Broca : Communs et capitalisme numérique : histoire d’un antagonisme et de quelques affinités électives
- Sébastien Shulz : Histoire sociologique d’un mouvement ambigu.Ce que la critique de l’État nous apprend des formes de communs numériques.
- Léo Joubert : Entre « communautés des contributeurs » et « société des usagers », les communs de masse. Le cas de Wikipédia
- Léa Stiefel et Alain Sandoz: Une plateforme en pair-à-pair pour l’échange de données. L’émergence d’un commun numérique
- Amélie Lefebvre-Chombart et Pierre Robert : Les communs numériques : une comparaison entre l’Assemblée des Communs de Lille et le SIILAB. L’émergence d’un commun numérique
- Robert Viseur et Amel Charleux : Contributions et coordination des makers face à la crise du Covid-19
Peu avant ou depuis la publication de ce numéro de la revue Terminal, plusieurs évènements sont intervenus dans la sphère publique :
- Dans une circulaire, le Premier ministre rappelait, en avril 2021, que les administrations « devront rechercher en permanence la meilleure circulation de la donnée, des algorithmes et des codes, dans des formats ouverts et exploitables par les tiers. Cette ambition renouvelée implique, en outre, un renforcement de l’ouverture des codes sources et des algorithmes publics, ainsi que de l’usage du logiciel libre et ouvert, et l’extinction, à horizon 2023, des redevances perçues pour la réutilisation des données ». Le premier ministre annonçait la mise en place, au sein de la DINUM (direction interministérielle du numérique) d'une « mission dédiée à l'animation et la promotion interministérielles en matière de logiciel libre et de communs numériques » ainsi que la création du portail interministériel code.gouv.fr.
- Suite à cette circulaire, 15 ministères ont élaboré des feuilles de route en matière d’ouverture, de circulation et de valorisation des données publiques, rendues publiques le 27 septembre. Parmi les 500 actions recensées dans ces 15 feuilles de route figurent des initiatives autour des communs numériques.
- Le Programme Société Numérique de l'ANCT, pour sa part, a publié un Tutoriel des communs numériques : guide pratique pour s’engager dans une démarche de commun numérique ainsi que plusieurs notes juridiques visant à sécuriser le recours à des communs numériques dans le cadre d’un marché public.
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