« Sont soutenables les processus de production qui n’épuisent pas les ressources qu’ils utilisent, mais aussi, plus généralement, les configurations qui permettent à la société humaine d’assurer sa pérennité. Ces caractéristiques permettent d’ébaucher une première grille d’analyse des politiques publiques selon les différentes dimensions des soutenabilités. Elles dessinent en creux une approche des politiques publiques qui prend acte des impasses de notre trajectoire de développement et des limites d’une simple adaptabilité aux crises. Elles comportent donc « une part de radicalité » en visant des transformations structurelles de notre modèle. »
Tout au long du premier semestre 2021, France Stratégie a réuni acteurs et témoins – (représentant.e.s d’administrations nationales et territoriales, expert.e.s, chercheur.se.s, responsables associatifs, chef.fe.s d’entreprise, élu.e.s) pour « comprendre comment les enjeux de soutenabilité étaient intégrés – ou non – dans la conception, l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de politiques publiques sectorielles et transversales ».
Cinq Cahiers des Soutenabilités, publiés fin novembre, recensent les premiers éléments de réponse à ces questions, alimentées par des expériences de terrain nombreuses et variées. « Ces cahiers thématiques visent à « ouvrir le capot » de la fabrique de l’action publique pour la passer au crible du concept de soutenabilités ».L’un de ces cinq Cahiers porte sur « l’avenir du numérique dans le contexte de la transition écologique et dans un environnement social où les progrès technologiques et scientifiques sont de plus en plus questionnés par les citoyens » avec pour titre « Comment construire un numérique soutenable ? ».Le numérique au prisme des soutenabilités : questionnements
Dans une première partie, ce Cahier recense trois dimensions de la soutenabilité du numérique, autour desquelles se sont articulés trois ateliers :Un numérique au service d’une économie plus résiliente ?
Peut-on conduire une transformation numérique au service d’une économie plus résiliente et souveraine ? La concentration de l’économie numérique aux mains de grands acteurs mondiaux s’est accélérée depuis une dizaine d’années et leurs profits sont désormais colossaux.Quelles conséquences cette domination financière, technologique et commerciale peut-elle avoir sur le développement des entreprises françaises et en particulier les TPE et PME ? L’accélération de la numérisation des entreprises accroît-elle des relations de dépendance à l’égard de sociétés étrangères non soumises aux cadres de régulation européens ?
Un numérique au service de la transition écologique ?
Existe-t-il des externalités environnementales positives du numérique ?Mais quels sont les bénéfices et les externalités positives que le numérique est en mesure de générer, quelle sera sa contribution à la lutte contre le réchauffement climatique ? À quelles conditions ?
Un numérique au service de la transformation publique et de la démocratie ?
Quel rôle peut et doit jouer le numérique dans la transformation de l’État et de l’action publique ? Comment passer d’une transformation numérique à une transformation numérique soutenable de l’État, qu’il s’agisse des choix d’infrastructures, d’équipements ou de solutions logicielles ? Comment sont prises en compte les dimensions de la transition climatique et énergétique dans les stratégies actuelles de transformation numérique de l’action publique ? Comment construire une administration numérique de confiance, garante des libertés publiques et individuelles ? Dans quelles instances démocratiques et selon quelles modalités de gouvernance ces choix sont-ils débattus par les citoyens ou leurs représentants ?Les conditions d’un numérique soutenable
France Stratégie présente, dans un second temps, les conditions d’une politique numérique soutenable fondée sur le triptyque souveraineté, sobriété et citoyenneté.La soutenabilité de notre société numérisée implique de renforcer notre souveraineté technologique
Le constat s’impose « d’une perte de capacité à agir tant au niveau européen que français. La pérennité de notre avenir numérique dépend de notre capacité collective à reprendre le contrôle de ces technologies ».Pour les contributeur.trice.s et les auteur.trice.s du Cahier, « la notion de souveraineté numérique comme enjeu de soutenabilité doit s’entendre au sens large. Elle ne se limite pas à la protection d’une chaîne de production, à la capacité de la diversifier ni au fait de préserver une certaine résilience en termes économiques, mais elle se décline aussi en termes plus fondamentaux … Ainsi, le choix d’utiliser les technologies d’intelligence artificielle ou de reconnaissance faciale dans le domaine de la sécurité est moins un débat technologique qu’une question de valeur. Ces technologies peuvent être utilisées pour des usages qui ne remettent en cause ni les valeurs européennes ni les impératifs d’innovation et de compétitivités ».
Plus de sobriété pour réduire l’empreinte environnementale du numérique nécessite de repenser nos usages et d’améliorer nos outils de mesure
« Alors que l’empreinte environnementale du numérique ne cesse d’augmenter, sa réduction devient un enjeu des décideurs publics. Mais comment organiser une plus grande sobriété numérique tant dans la mise en œuvre des politiques publiques de niveau national qu’au niveau local ? ».France Stratégie pointe ici la nécessité de disposer d’outils de mesures macro et micro plus performants et plus universels et de faire entrer ces indicateurs dans l’évaluation des politiques publiques, tout en soulignant la difficulté de l’exercice : « Qu’il s’agisse d’externalités positives ou négatives, la mise en œuvre d’outils de mesure fiables s’avère complexe, car l’impact de la numérisation est systémique et s’opère par une multitude d’effets rebonds quasi impossible à modéliser ».
Les auteur.trice.s du Cahier expriment aussi leur perplexité face aux projets de "smart city" qui devaient permettre de développer une gestion optimisée des ressources énergétiques. « Si certaines collectivités poursuivent leur démarche, les promesses des smart city sont encore difficiles à évaluer et pour certains leurs effets restent limitées ».
Si le grand public doit être mieux informé sur l’impact environnemental des équipements et des usages du numérique, « une meilleure prise en compte des impacts environnementaux dans les stratégies numériques des organisations n’exonérera pas d’envisager la régulation des usages afin de diminuer les utilisations les plus énergivores ».
Un numérique soutenable doit prendre en compte les attentes citoyennes
« Un numérique soutenable est un numérique compris et accepté par les citoyens qui répond à des besoins issus de l’observation des pratiques et des besoins des usagers ainsi qu’à des standards de développement écoresponsables ».Les auteur.trice.s du Cahier questionnent ici une dématérialisation qui n’en est pas vraiment une : « dématérialiser une procédure permet de réduire les coûts qu’induit le maintien d’un guichet d’accueil physique, mais nécessite des investissements dans du matériel (infrastructures réseaux, serveurs, terminaux, etc.). Or ces équipements ont un impact environnemental important (consommation énergétique, ressources, obsolescence rapide) ». En outre, « cette dématérialisation transforme profondément la relation entre le citoyen et son administration, bien au-delà de la simple transposition de la procédure dans son format numérique ».
« Plutôt qu’une stratégie de dématérialisation systématique des procédures ne faut-il pas plutôt « choisir ses accélérations » et « cibler des technologies qui répondent à une demande sociétale » ? »Quels leviers pour des politiques publiques du numérique soutenables ?
Le Cahier aborde dans une troisième partie les « leviers qui pourraient être mobilisés pour construire des politiques publiques du numérique responsables et soutenables ».Mieux anticiper et construire des stratégies numériques responsables et durables
Les auteur.trice.s du rapport pointent ici « une forme de paradoxe à vouloir concilier les exigences de durabilité, les contraintes des agendas politiques et la rapidité des transformations technologiques. Ce paradoxe explique en partie la faible capacité des États européens à anticiper l’impact des transformations de ces technologies. Cela s’avère particulièrement vrai au sein des institutions publiques ».Il y a donc une double nécessité à fixer clairement les enjeux et les priorités pour un numérique plus soutenable. « D’une part parce qu’en l’absence de lignes directrices on risque de multiplier les prises de décision contradictoires. Et d’autre part parce que l’absence de stratégie ambitieuse dans ce domaine ces dernières années a conduit à de nombreuses impasses (environnementales, économiques, sécurité, souveraineté) ».
Pour répondre à ces exigences, le Cahier mentionne plusieurs pistes, parmi lesquelles :
- mieux incarner la transformation numérique de la puissance publique ;
- construire au sein de l’État des outils de prospective et de transformation numérique ;
- se doter au niveau national d’un cap et créer un narratif avec des objectifs à atteindre et d’une exigence de temporalité des décisions publiques plus adaptée au numérique.
Changer les pratiques au sein des administrations ?
Les réflexions issues des ateliers soulignent la nécessité de repenser l’approche de l’État dans sa conduite d’une transition numérique qui serait soutenable.L’achat public reste un levier important : si des initiatives en matière d’intégration de critères environnementaux dans les procédures d’achat public existent déjà, « les administrations et chefs de projets publics restent souvent empêchés dans leurs choix et leurs stratégies. Par exemple, s’extraire des solutions propriétaires et choisir des plateformes libres ou des solutions basées sur des modes de développement communautaire est un parcours d’obstacle ».
Les auteur.trice.s du Cahier soulignent ici les avantages du choix de solutions libres ou a minima open source dans les administrations et les collectivités mais constatent que « les personnes publiques sont encore mal outillées pour rendre ces projets exploitables, les rendre visibles, développer un modèle d’affaire (…). C’est un élément limitant dans le développement des communs et de l’open source ».
Le recours a des logiciels open source va de pair avec les démarches d’écoconception : « il faut proposer des services publics numériques plus sobres, accessibles (…), même sur des vieux smartphones et ordinateurs (…), il faut travailler au sein des services publics à des applications peu gourmandes en ressources ». Un référentiel d’écoconception de services numériques est d’ailleurs en cours d’élaboration.
L’évolution des dispositions réglementaires pourrait permettre d’accélérer ces démarches, « sur le modèle de la démarche accessibilité des services numériques afin d’inciter les personnes publiques à développer des services plus sobres ».
Élargir les communautés d’acteurs impliqués
« La puissance publique ne peut agir seule. La mobilisation des collectivités et de communautés plus larges – développeurs, citoyens, investisseurs – est nécessaire et c’est justement cette capacité de l’outil numérique à mobiliser des communautés d’intérêts qui doit être explorée » concluent les auteur.trice.s du rapport, qui envisagent de « mettre à l’épreuve des citoyens les décisions publiques en matière de numérique pour mieux répondre aux demandes sociétales ».Mieux utiliser les capacités de financement
Les financements publics accompagnent aujourd’hui autant les chantiers d’infrastructures que la transition numérique des TPE/PME, la recherche sur l’intelligence artificielle ou le développement des start-up. « Ce modèle de financement public est-il adapté aux enjeux à venir ? »Les auteur.trice.s du Cahier appellent ici à des inflexions pour orienter « les financements publics en faveur du numérique vers les secteurs les plus stratégiques », et mieux prendre en compte des critères de souveraineté et résilience.
Le financement public devrait ainsi permettre de financer des projets de « communs numériques », des projets open source et veiller à financer non seulement de nouveaux projets mais aussi de projets à moyen-long terme.
Partager connaissances et compétences
Si la prise de conscience des enjeux environnementaux du numérique s’accélère dans les institutions publiques, d’autres dimensions sont à prendre en compte comme la formation des agents publics et le développement de leurs compétences pour répondre à ces enjeux. « Développer des compétences ad hoc au sein de l’État suppose d’adapter les fiches de poste et de détecter de nouveaux profils, de diversifier les sources de recrutement ou encore d’exploiter les compétences internes existantes auprès des agents publics ».Un développement de compétences au sein de l’État que ne favorise pas toujours le recours fréquent à des prestataires : « Des problématiques techniques (que ce soit architecture, design) sont déléguées aux prestataires alors que pour avoir une maîtrise de ce numérique soutenable, il faut avoir ces compétences ».
« Ce sont aussi les connaissances qu’il faut mieux partager pour transformer de façon durable et responsable le numérique ». Les auteur.trice.s du Cahier envisagent ici des plateformes de partage de données dans le domaine environnemental, ainsi que l’ouverture des données relatives au cycle de vie des équipements et matériels informatique (prévu par la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire de 2020).Choisir nos accélérations et cibler celles qui répondent à des besoins avérés
Il est nécessaire, concluent les auteur.trice.s du Cahier de « gommer les incohérences et les contradictions qui aujourd’hui conduisent à fixer dans les politiques publiques des objectifs contraires aux impératifs de transformation qu’impose la transition climatique, comme le développement massif de la connectivité 5G pour des usages qui pourraient être couverts par d’autres technologies réseaux ».« Si la technologie offre de nombreuses possibilités, il faut choisir nos accélérations et cibler celles qui répondent à des besoins avérés issus d’une collaboration plus étroite entre les pouvoirs publics et des communautés d’utilisateurs ».Enfin, « une politique plus offensive de soutien aux logiciels libres et aux communautés qui les développent permettrait de mieux maîtriser notre avenir numérique et favoriserait l’acquisition de compétences plus pérennes au sein des administrations ».
Références :