Émeline Brulé est designer et enseignante-chercheure à l’université de Sussex (Royaume-Uni). Depuis 2014, elle travaille sur les questions d’accessibilité et de design inclusif dans le domaine des Interfaces Humain-Machine (IHM — abrégées HCI en anglais —). Diplômée de Telecom Paris, elle a travaillé durant plusieurs années sur le projet de recherche Accessimap qui visait à développer des technologies pour l’accessibilité des schémas et dessins pour les personnes aveugles. Elle y a étudié les expériences scolaires des enfants déficients visuels en France et le rôle qu’y jouent les outils numériques. Son regard sur le design de l’accessibilité nous semble tout à fait éclairant sur de nombreuses problématiques auxquelles font face celles et ceux qui cherchent à construire un numérique d’intérêt général à la fois ouvert, éthique et durable mais également inclusif donc accessible à tou·tes.Cet entretien est issu du carnet produit à l’occasion du Numérique en Commun[s] Orléans Métropole organisé en décembre 2020 (accessible en ligne, en format “lecture facilitée” et en format PDF).
Références :
Pourriez-vous nous présenter votre travail d’enquête à commencer par votre intérêt pour la question du design dit « accessible » ?
Émeline Brulé : Travailler sur le design dit « inclusif » ou « accessible » ou sur le « design de l’accessibilité » remonte à bien avant que je commence ma thèse. Je viens de l’illustration et de la typographie, du domaine du livre, mais aussi de celui du web. En ce sens, jeune étudiante en design, je me suis intéressée à l’édition numérique (digital publishing), aux changements qu’elle a enclenchés dans le secteur éditorial et à l’ensemble de formats qui se sont développés à ce moment-là comme le standard du format ePub. Cette question des formats et des standards, de leurs design et de leur circulation m’a amenée à m’interroger sur les questions d’accessibilité des contenus dans un sens plus large et à commencer un doctorat en IHM qui concernait un projet de carte interactive pour personnes aveugles ou malvoyantes. Ce faisant, j’ai pu me plonger dans l’histoire du numérique et de son accessibilité pour des publics qui présentent différentes formes de handicaps.Un des premiers jalons de cette histoire-là a notamment été posé par le chercheur américain Ray Kurzweil qui a travaillé sur la transcription automatique en braille. Il a développé des algorithmes de reconnaissance optique qui ont permis de scanner des textes puis de les traduire en braille pour qu’ils puissent être accessibles pour des personnes déficientes visuelles. Mais adopter une approche de « commun », de l’accès « universel », de formats qui peuvent porter cette vision de l’accessibilité, bute sur une question très importante aux États-Unis et ailleurs à savoir celle du copyright ... L’accès aux sources des documents, pas juste pour les faire correspondre au standard, mais aussi pour les adapter si besoin à une personne. Comment le développement d’une technologie vient buter sur des questions juridiques voire politiques ? Mais je crois que ces questions se posent pour toutes les technologies (rires)…
En tout cas, sur les questions d’accessibilité, de design de l’accessibilité et d’Interfaces Humains-Machines « inclusives », beaucoup de travaux viennent des problématiques de la déficience visuelle. Dans ces recherches, il y a souvent une tension entre des approches qui visent à l’invisibilisation ou l’élimination du handicap, par exemple les implants optiques pour les personnes aveugles ou des technologies pour remplacer les chiens guides et des approches qui sont plutôt tournées vers l’interdépendance, le commun.
L’accessibilité est au carrefour entre des disciplines scientifiques qui incluent la psychologie, la perception, les sciences de l’éducation, l’informatique, la recherche en machine learning, etc. Un carrefour qui a l’avantage d’offrir une matière de recherche sans cesse renouvelée. Et j’aime beaucoup être à ce carrefour, pouvoir enquêter avec les outils de l’ethnographie sur des questions sociales, des groupes particuliers pour ensuite développer des outils numériques. C’est ce que j’ai fait dans le cadre du projet Accessimap : j’enquêtais au Centre d’Education Spécialisée pour Déficients Visuels Institut des Jeunes Aveugles de Toulouse (CESDV-IJA) en même temps que je développais des prototypes de cartes interactives, et travaillais avec les professionnel·les pour développer des activités avec des technologies tangibles mais aussi utilisant le reste des sens, odorat, goût, etc.
Cette approche « par le handicap » est donc quelque chose qui préoccupe beaucoup le monde des Interfaces Homme-Machine ?
Émeline Brulé : Oui tout à fait. En 1964, une communauté de développeurs aveugles se développe et forme un comité (Committee on Professional Activities of the Blind) à l’Association of Computing Machinery pour encourager l’emploi accessible dans ce secteur. Mais la cécité est aussi une question très « intéressante » pour les ingénieur·es, elle est au croisement de nombreux intérêts qu’on trouve en informatique : la question de la perception, celle de son traitement, celle de l’adaptation automatique des données, etc. La question se pose à chaque nouvelle génération de technologies. Par exemple, la fabrication numérique, sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Avec l’impression 3D notamment, tout un champ de recherche s’est développé autour de la possibilité de créer des artefacts uniques et personnalisés dans des fablabs, par exemple pour l’enseignement . L’intérêt venait du fait que les technologies sont moins chères : les parents pourraient, par exemple, se former à la modélisation puis à la fabrication informatique en 3D, à la découpe laser pour fabriquer eux-mêmes des représentations pour leurs enfants. Certaines recherches s'intéressent à la modélisation automatique par la simplification d’images ou de modèles 3D. Mais ceci étant dit, le problème est loin d’être réglé, il ne faut pas tomber dans l’utopie de croire que la technologie va tout régler, que l’éducation n’est qu’une question d’accès à l’information… Je m’inscris d’ailleurs en contre face à un modèle de l’informatique capable de réparer ou de faire disparaître le handicap pour que ce dernier ne nous embête pas trop, qu’on puisse automatiser un maximum les apprentissages, supprimer les accompagnements humains, etc.D’un point de vue ethnographique, quand je travaillais à l’Institut des Jeunes Aveugles de Toulouse, je me suis rendu compte que c’était les bricolages avec et autour des technologies, par les enseignantes, les personnels et les enfants eux-mêmes, qui sont les plus intéressantes quand on cherche à comprendre les façons d’apprendre les plus efficaces. La technologie unique, accessible à tous n’existe pas, il faut qu’elle soit adaptée, bricolée à chaque fois pour convenir à chaque enfant qui est malvoyant ou aveugle. En fait l’accessibilité est aussi à cet endroit : dans la capacité qu’une technologie offre à son utilisateur à être modifiée, adaptée à des usages autres. Mais malheureusement, qui dit penser des technologies dans ce sens dit, par exemple, bousculer l’idée que tout peut être passé à grande échelle et universalisé, qui est une si ce n’est la principale motivation derrière le déploiement de l’informatique en éducation…
Il y a donc une différence importante entre accessibilité et inclusivité ?
Émeline Brulé : Oui tout à fait, on ne parle pas de la même chose. Rendre les choses « accessibles » est avant tout un standard à atteindre: des tailles de portes, des hauteurs de plan de travail, des rampes d’accès, des ascenseurs, des sites web facilement navigables pour personnes malvoyantes ou aveugles, etc. Mais ce faisant, on oublie les singularités de chacun et on a des règles qui sont, au final, parfois contraignantes même pour les personnes en situation de handicap. L’exemple de la Californie est intéressant sur ce point : quand elle est urbanisée, à la fin de la seconde guerre mondiale, on a des infrastructures relatives à l’accessibilité comme les routes et les trottoirs qui pouvaient être beaucoup plus larges qui semblent remarquables. Mais ce modèle là a été conçu uniquement sur les handicaps relatifs aux personnes qui se déplaçaient en fauteuil roulant et qui utilisaient leurs voitures. Le problème, c’est que pour plein de personnes, c’est pas du tout facile de prendre la voiture... Et cette infrastructure développée autour du véhicule personnel, et bien elle n’est pas inclusive aux enfants, aux personnes pauvres, pas inclusive aux personnes âgées, aux personnes aveugles, etc.En quoi, selon vous, mettre l’accent sur l’inclusion de publics déficients visuels ou d’autres types de déficiences permet de mieux adresser la question de ce qu’on veut vraiment faire des technologies ?
Émeline Brulé : Travailler cette question permet, selon moi, de penser les technologies notamment du point de vue de leur soutenabilité et des droits humains : il y a une obligation d’accessibilité à laquelle les technologies ne répondent que partiellement, il faut penser tout ce qu’il y a autour, comment elles sont enseignées, maintenues, si elles sont réellement utiles ou ajoutent une charge cognitive trop importante, etc. Cela nous amène souvent sur la question de la frugalité des technologies et de leur durabilité mais en tout cas, penser les technologies pour qu’elles soient le plus inclusives possibles nous permet de les remettre véritablement au service des personnes, de ne pas inventer des usages à cause d’elles. Cela nous permet de construire sur du plus long terme me semble-t-il, pour que la technologie nous aide à mieux vivre, à améliorer le bien commun.Je crois aussi qu’il y a plusieurs manières de penser l’accessibilité et qu’elles ne se jouent pas toutes au même niveau. Dans l’industrie du jeu vidéo par exemple, on constate beaucoup d’efforts sur ces questions : les jeux sont aujourd’hui beaucoup plus configurables. On a également beaucoup de travaux pour contrôler les jeux vidéos avec des mouvements, des gestuelles particulières, etc. Tous ces efforts sont très bien pour des joueurs avertis mais pour des débutants, la chose devient compliquée. Manager cette complexité est bien le plus gros challenge qu’on les chercheurs en IHM : comment rendre accessible des outils complexes sans entraver des usages plus experts, ou une progression vers des usages plus experts ?
Je crois qu’il faut simplement offrir un choix aux utilisateurs : leur permettre de pouvoir adapter les interfaces à leurs usages. À partir de là on pourra voir apparaître des formes d’adaptations individuelles plus fortes. Mais cela nous pousse à repenser notre rapport au handicap, à le penser comme quelque chose qui doit avoir une place dans nos organisations.
Ce que vous dites ici me fait penser à un concept qui est aujourd’hui discuté en France, avec beaucoup de malentendus à son égard, et qui est celui de l’intersectionnalité. Dans ce que vous dites ici, et en faisant un parallèle sur le sujet sur lequel nous enquêtons avec les carnets NEC, j’entends que les questions d’exclusions numériques doivent aussi être analysées au prisme de plusieurs types d’exclusions. En d’autres termes, ces exclusions numériques doivent être analysées à l’intersection de plusieurs types d’exclusions, de discriminations.
Émeline Brulé : Tout à fait, et je crois qu’on a un problème en France d’identification de ces discriminations, de ces exclusions et de leurs intersections. C’est compliqué d’avoir des chiffres sur ces problématiques, par exemple comment la classe sociale impacte les taux de handicap chez les enfants et leur scolarité, et pourtant, je crois que c’est en croisant ces différentes données qu’on voit concrètement apparaître des zones géographiques, des tranches de population à aider plus que d’autres. Les personnes pauvres, issues de l’immigration, porteuses d’un handicap, vivant sur des territoires en QPV sont, pour sûr, terriblement concernées par les problématiques relatives à l’exclusion numérique, ou tout au moins à un différentiel de chances. Pour prendre un exemple très concret : les appareils Apple sont généralement considérés plus accessibles, à la fois individuellement et parce qu’ils sont faciles à utiliser ensemble. Ils sont cependant plus chers ! Donc quand on a d’un côté un ado aveugle, venant d’une famille plutôt très à l’aise, qu’on encourage tous les jours à développer sa maîtrise d’outils informatiques, et qui a un fort soutien pour les utiliser à bon escient, mais d’un autre côté des adolescents défavorisés à qui on prête du matériel moins cher, cadenassé pour éviter tout usage imprévu… Ils ne partent pas à égalité.