« Rares sont les aspects du quotidien des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) qui échappent au numérique. Celui-ci est souvent synonyme d’émancipation, d’accès de tous à la connaissance, de désenclavement et de nouvelles opportunités ».
C’est de ce constat qu’est née la recherche-action Capital numérique, portée par le Lab Ouishare x Chronos. Ouishare et Chronos ont entrepris de mieux cerner et comprendre les pratiques numériques des habitants dans quatre quartiers prioritaires de la politique de la ville : à Bagnolet, Besançon, Bobigny et Saint-Laurent du Maroni.
Un continuum de pratiques numériques
Les pratiques numériques sont nombreuses et diverses au sein des quartiers étudiés.
Il n’existe pas de frontière nette entre des inclus et des exclus du numérique, mais plutôt un continuum de pratiques, reflet de contextes et situations de vie divers.
Parmi les habitants qu’ils ont interrogés, 9 sur 10 possédaient un smartphone (ou y ont accès quand ils l’empruntent à un tiers) et seulement 5 sur 10 avaient accès à un ordinateur chez eux.
Seule la moitié des habitants dispose d’un forfait mobile incluant des données pour naviguer sur internet et plusieurs personnes nous ont confié avoir souvent des dépassements de forfait. De même, seulement 3 habitants sur 10 ont une ligne internet fixe à leur domicile.
De loin, les pratiques communicationnelles sont les plus répandues, qu’il s’agisse d’utiliser les réseaux sociaux ou des applications de messagerie.
« Les jeunes collégiens rencontrés sur nos terrains jouent à des jeux vidéo comme Fortnite, lisent des nouvelles sur une application mobile nommée Wattpad et suivent des tutoriels ou des cours de soutien sur YouTube. Mais ces jeunes aident aussi leurs parents en écrivant des mails pour eux, ou en réalisant certaines de leurs démarches administratives. Ils peuvent aussi utiliser des outils ou services numériques pour gagner un peu d’argent.
En raisonnant en terme de fracture, observent les auteurs, on risque d'assigner les individus « à un statut de relégués du numérique, ce qui amènerait à construire des réponses ignorant leurs pratiques actuelles et leurs trajectoires».
Les auteurs de l’étude portent un jugement sévère sur les actions de médiation numérique déployées dans les structures de l’action sociale (associatives ou institutionnelles) qu’ils ont eu l'occasion d'observer. « Le personnel d’accueil, souvent dépassé par l’afflux de personnes ou par l’ampleur de la marche à franchir pour autonomiser les personnes, réalise les démarches à leur place. Ce mode de médiation ne permet pas de renforcer les capacités d’agir des personnes ».
Ils s'interrogent aussi sur des offres de formation numérique « trop focalisées sur les outils de bureautique et les applications numériques du quotidien, en particulier administratives. (...) Ces formations proposent des briques d’apprentissage visant à répondre à des besoins certes récurrents, mais elles sont restreintes à la sphère de l’accès aux droits».
Trop focalisées sur les démarches administratives en ligne, trop uniformes, semi-collectives, ces formations ne sont « pas en mesure de répondre à l’hétérogénéité de la demande (...) Les participants repartent sans mémo ni support de formation, et prennent rarement des notes. Sachant que les habitants réalisent les démarches administratives pour lesquelles on les forme de façon très ponctuelle, ils oublient rapidement les conseils qui leur ont été donnés ».
« Les formations proposées (..) tiennent rarement compte, d’une part, des pratiques et compétences numériques des habitants et, d’autre part, de leurs leviers d’implication personnels».
Mieux tirer parti des leviers d’implication des habitants
La représentation de ces habitants « comme des exclus numériques, en difficulté avec l’utilisation d’outils et services numériques quels qu’ils soient, participe de leur maintien dans une position “d’apprenants en difficulté”, victimes d’une dématérialisation qui les dépasse et face à laquelle il faut trouver une situation en urgence. Or les personnes bénéficiant de formations ont souvent des niveaux d’aise et de compétence hétérogènes en matière de numérique, et des motivations également variées (accéder à ses droits sociaux, trouver un emploi, pouvoir communiquer avec des personnes géographiquement éloignées…)».
Sans évaluation systématique de ces aptitudes et motivations, ajoutent les auteurs, « il est difficile d’apporter aux personnes les contenus dont ils ont besoin, ou a minima de les orienter vers les structures adéquates».
« Des logiques de parcours graduels seraient à inventer, pour répondre dans un premier temps aux besoins pressants des personnes (déclarer ses ressources pour percevoir le RSA par exemple) et envisager, dans un deuxième temps, des montées en compétences qui soient davantage capacitantes ».
Quatre enseignements
Après plus d’une année de recherche-action focalisée sur les pratiques numériques des habitants de quatre quartiers prioritaires de la politique de la ville, Ouishare et Chronos tirent quatre enseignements clés :
- Il n’existe pas de fracture numérique qui opposerait inclus et exclus du numérique, mais des pratiques numériques riches, ancrées dans des situations très diverses, et des inégalités quant à l’activation des opportunités qu’elles ouvrent.
- Les formations numériques sont focalisées sur les outils numériques et ne donnent pas davantage de capacités d’agir aux habitants.
- Les ressources dédiées à l’accompagnement numérique trouvent chacune leurs limites et souffrent d’un manque de lisibilité et de coordination globale.
- Face au 100 % dématérialisation, les lieux de proximité sont indispensables pour créer des liens de confiance avec les personnes et s’adapter à la complexité de leurs situations.
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