L’agriculture connaît, comme tous les secteurs économiques, l’introduction rapide des technologies numériques. Depuis le milieu des années 2010 émerge donc le concept d’« agriculture numérique ». Qu’en est–il ?
L’Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) et l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) ont entrepris conjointement, dans un Livre Blanc, d’éclairer ces questions et de donner des pistes pour orienter les recherches « afin de mieux comprendre, maîtriser, préparer, équiper et accompagner le déploiement du numérique en agriculture et dans la chaîne alimentaire, en prenant en compte la manière dont il va transformer les filières et leur écosystème, avec comme objectif de le mettre au service de la transition agroécologique (TAE), de la territorialisation de l’alimentation et de chaînes d’approvisionnement rééquilibrées ».
Ce Livre Blanc détaille les enjeux de la transformation de l’agriculture et des systèmes alimentaires, fait le point sur les technologies numériques existantes, examine les possibilités offertes par le numérique pour la transition agroécologique, identifie les risques liés à un développement non maîtrisé de l’agriculture numérique. Il énonce, en conclusion, les questions et défis techniques pour développer un numérique responsable pour l’agriculture.
Référence :
Numérique et agriculture : vers l'agroécologie ?
« Depuis soixante-dix ans, les dynamiques agricoles ont favorisé l’intensification et la spécialisation. Les filières agricoles (…) sont l’objet de rapports de forces déséquilibrés entre des acteurs ayant des intérêts divers voire divergents. L’activité agricole s’insère dans des territoires dont beaucoup se sont spécialisés, entraînant des déséquilibres. La grande complexité qui en résulte amplifie les instabilités, multiplie les risques de défaillances et constitue enfin un frein considérable aux changements ». Aussi est-il crucial de « mettre en œuvre très rapidement des stratégies pour améliorer les techniques de production et les modes d’organisation du système agroalimentaire dans le but d’augmenter leur résilience ».
La production, dés lors, pourrait évoluer vers deux modèles : Pour les auteurs du Livre Blanc, « le numérique pourrait contribuer à la transition vertueuse vers l’agroécologie des systèmes alimentaires territorialisés et contribuer au maintien d’une agriculture familiale : apport d’informations pour mieux comprendre ces systèmes complexes, aide à la décision individuelle ou collective, appui à l’action concrète, à l’échange, à la reconfiguration des chaînes de valeur, appui à l’élaboration de stratégies et politiques »…
- l’intensification durable (amélioration de l’efficience des processus et insertion dans des filières longues) ;
- l’agroécologie, qui s’appuie sur les processus naturels pour produire et qui s’inscrit dans des systèmes alimentaires de proximité et souverains. Il s'agit d'un ensemble de pratiques qui vise à améliorer les systèmes agricoles en « imitant » les processus naturels, créant ainsi des interactions et synergies biologiques bénéfiques entre les composantes de l’agroécosystème.
C’est précisément cette voie d’un « numérique au service de la transition vers l’agroécologie et du renouvellement des systèmes alimentaires » qu’ils explorent dans les six chapitres de ce livre blanc.
Les leviers de l’agriculture numérique
L’agriculture numérique s’appuie sur plusieurs leviers, qui, mobilisés conjointement, mènent aux innovations : l’abondance des données, les capacités de calcul, la connectivité et les interfaces d’échange d’information, l’automatisation et de la robotisation.
- Données : « Les capteurs, à l’origine des données acquises sur le terrain, posent des défis matériels et logiciels : il faut définir la nature de la grandeur à mesurer, la – ou les – technologie(s) de mesure à préférer et la manière de la (les) mettre en œuvre pour obtenir une information utile à moindre coût ». Les images satellites gratuites, les objets connectés et les applications collaboratives sur téléphones portables sont des sources de données massives.
- Modélisation : « C’est l’élément-clé de la représentation des agroécosystèmes, par nature complexes, pour les simuler, les optimiser, les piloter. Les échelles vont de la plante ou l’animal à la population, au territoire ou à la chaîne de valeur avec, de plus, un enjeu associé au couplage des échelles et des modèles représentant les sous-systèmes. La modélisation, approche ancienne en agronomie, est aujourd’hui renouvelée grâce au numérique ».
- Simulation : elle est mobilisée « pour représenter des agrosystèmes, voire des socioécosystèmes, aux comportements difficiles à analyser ; elle procure une description des états possibles et ses usages sont multiples, comme l’aide à la décision individuelle ou collective (modèles d’accompagnement), la formation… ». L’optimisation, pour sa part, va plus loin dans l’aide à la décision : « elle recherche des solutions à un problème donné suivant un ou plusieurs critères ».
- Extraction de connaissances : « En plus de ces démarches analytiques de modélisation, de nouvelles familles apparaissent avec des modèles directement inférés des données, quand celles-ci sont suffisamment nombreuses pour couvrir l’espace des possibles ». C’est le cas des données de télédétection ou des séries temporelles, collectées via des objets connectés). « Après un nécessaire prétraitement pour améliorer la fiabilité de ces données (« nettoyage », rapprochement avec des données expertes), celles-ci sont traitées via différents formalismes pour extraire des informations intelligibles ». Les nouvelles connaissances qui sont extraites ou générées par les modèles sont formalisées et organisées « afin d’être restituées à des publics variés, via des outils d’aide à la décision adaptés à chaque activité, qu’elle relève de la culture ou de l’élevage, et à toutes les échelles ».
- Robotique : les systèmes automatisés et/ou robotisés sont de plus en plus précis et fiables. « Si la robotique s’est initialement développée dans l’élevage (robots de traite à postes fixes, robots de nettoyage en milieux fermés), elle fait face à des enjeux supplémentaires en productions végétales (milieu extérieur non maîtrisé, changeant…).
Opportunités du numérique pour l’agroécologie et alimentation durable
« Bien orienté, expliquent les auteurs du Livre Blanc, le numérique pourrait ouvrir de nombreuses opportunités en réponse aux enjeux de la transition agroécologique, une meilleure inscription dans les écosystèmes vertical (amont-aval) et horizontal (territorial) de l’agriculture, et l’accroissement des capacités d’action des agriculteurs ».
Mieux produire « Des dispositifs qui assisteraient l’agriculteur sur les plans sensoriel (capteurs), cognitif (OAD pour Outil d’aide à la décision) et physique (machines) pourraient permettre d’améliorer les modes de production ».
Le concept de l’agriculture ou de l’élevage de précision est aujourd’hui plutôt associé à une agriculture intensive : « il n’en reste pas moins valable en agroécologie, en particulier pour surveiller la bonne santé des plantes et des animaux, sur la base d’observations automatisées via des capteurs et des modèles, mais aussi pour mettre en œuvre – à grande échelle – des procédés culturaux plus complexes (associations de cultures, collectes sélectives…) ».
Cela nécessite de disposer de capteurs et de modèles capables d’analyser le signal reçu pour donner au choix une description de l’état, une prévision de l’état futur ou une prescription.
« Certains modèles pourraient aider à prendre des décisions stratégiques quant à l’organisation de la production, phase particulièrement délicate dans les processus de transition (TAE, changement climatique) et les décisions multiobjectifs ». Mieux s’inscrire dans l’écosystème
Le numérique pourrait permettre de renouveler l’écosystème de l’agriculture incluant les services à l’agriculture (assurance, conseil), l’organisation des chaînes de valeur, la gestion des territoires agricoles. « Les chaînes de valeur sont transformées par la désintermédiation, favorisée par Internet, mais aussi par la possibilité d’une « transparence » sur l’histoire du produit, qui est aujourd’hui de plus en plus réclamée par les consommateurs ».
Autre facette de l’écosystème agricole, la gestion des territoires est impactée par le numérique. « L’échelle des territoires est pertinente en agroécologie (écologie paysagère, bouclage des cycles via l’économie circulaire) et l’agriculture, qui a une place centrale dans les territoires, est l’objet de tensions liées à l’utilisation de ressources (les terres, l’eau) ou à son rôle dans les services écologiques ».
Le numérique, enfin, pourrait fournir des outils pour mieux identifier les flux de matières et pour faciliter la médiation et la prise de décision collective.
Mieux partager et apprendre
Du fait de la connectivité, les sciences et technologies du numérique facilitent le partage et l’apprentissage individuel et collectif, sources d’innovation en agroécologie. « Le savoir (y compris traditionnel) est capitalisé et échangé entre pairs, soit en direct (réseaux sociaux), soit dans des processus collectifs participatifs qui intègrent de plus en plus le numérique ».
« L’approche participative à visée innovante (innovation ouverte, living labs) pourrait être enrichie par les technologies qui facilitent la capitalisation, la représentation, l’expression et le traitement des données et qui peuvent tracer la contribution de chacun ».
Enfin, « l’agriculteur pourrait devenir un fournisseur de données à des acteurs privés ou publics (recherche via l’expérimentation à la ferme, la documentation territoriale…), ce qui pourrait faire évoluer son statut dans le sens d’une meilleure intégration et d’une meilleure reconnaissance ».
Les opportunités dans les pays du sud
La plupart des organisations et bailleurs internationaux voient le numérique comme une source de transformation majeure dans les pays du Sud et en particulier en Afrique. « Le numérique pourrait permettre de diversifier l’économie des services, d’accélérer les transformations structurelles de l’agriculture et de renforcer son attractivité envers les jeunes, d’améliorer les chaînes de valeur de proximité (construire des systèmes alimentaires territorialisés) ou en circuit long (garantir une traçabilité des produits), de contribuer à construire le capital informationnel des territoires ».
Les risques d’une technologisation croissante
« De nombreuses interrogations voient le jour quant à la tenue des promesses portées par l’agriculture numérique, aux difficultés qu’elle pourrait rencontrer et aux vulnérabilités qu’elle pourrait accentuer ».
Le premier risque identifié est celui de décevoir l’attente d’une agriculture plus écologique. « Si le développement du numérique en agriculture apporte des solutions de réduction des intrants, ce gain pourrait s’accompagner d’un verrouillage technologique qui pourrait faire obstacle à la mise en place de pratiques et d’organisations alternatives plus radicales et plus systémiques qui pourraient amener à des gains environnementaux et socioéconomiques plus importants ».
La mise en place généralisée d’interfaces numériques entre l’agriculteur et les animaux ou les plantes, dans une démarche de technologisation croissante de la production agricole, risque également « d’amener une forme de perte de lien à la nature (et en particulier dans le lien homme-animal), alors que la société attend sans doute une agriculture en lien plus fort au monde vivant qui nous entoure ».
L’empreinte écologique du numérique, certaine, est encore mal connue en agriculture : « la multiplication des équipements et opérations de captation de données, de transfert, de stockage et de calcul pourrait dégrader le bilan environnemental de l’agriculture numérique ».
Une autre famille de risques réside dans les conséquences sociales du renforcement, par le numérique, d’une trajectoire d’industrialisation, avec une concentration de la production dans des unités et exploitations toujours plus grandes, orientées vers la productivité. « Ce mouvement entraînerait des risques d’exclusion des formes minoritaires d’agriculture, principalement pour les exploitations agricoles de petite dimension économique. Le développement de la robotique pourrait renforcer une précarisation du travail agricole, notamment des populations pauvres de travailleurs immigrés. Les difficultés d’accès aux technologies numériques seraient aussi un facteur d’exclusion en agriculture, que ce soit au niveau individuel (manque de compétences) ou territorial (retard d’infrastructures numériques) ».
La numérisation pourrait, aussi, avoir des conséquences sur l’autonomie de décision des agriculteurs, voire le sens qu’ils donnent à leur métier, avec leur crainte de devenir de simples « travailleurs de données ».
Troisième famille de risques : la souveraineté numérique et alimentaire. « La numérisation croissante de la chaîne alimentaire peut conduire à une intégration de l’agriculture, avec l’apparition d’acteurs et d’outils monopolistiques ».
La souveraineté numérique passe également par la maîtrise de la donnée : les auteurs du Livre Blanc pointent ici « un risque de confiscation des données agricoles par les fournisseurs de technologies ou services numériques (agroéquipements, sociétés AgTech, géants du numérique…) ».
Les risques liés à la cybersécurité sont aussi à prendre en compte : « Relativement épargnés aujourd’hui, nos systèmes alimentaires sont d’une importance vitale, ce qui pourrait à l’avenir les transformer en cibles potentielles ».
Enfin, la numérisation du système agroalimentaire risque d’accroître des dépendances entre les différents acteurs de ce système et d’en créer de nouvelles avec les acteurs qui produiront et détiendront ces technologies. « Ceci risque d’accentuer les vulnérabilités de ce système face aux nombreux chocs qui affecteront inévitablement et lourdement tout le fonctionnement de nos sociétés dans les prochaines décennies (…). Le développement du numérique pouvant amplifier la dynamique de complexification, il faut éviter qu’il n’occasionne une fuite en avant technologique, qui nous enfermerait dans une spirale de complexité incontrôlée ».
Les auteurs du Livre Blanc détaillent, en conclusion, les défis scientifiques et techniques ainsi que les défis humains associés :
- mieux gérer collectivement, en intégrant l’échelle des territoires ;
- mieux gérer l’exploitation agricole ;
- rééquilibrer la chaîne de valeur, de l’amont à l’aval ;
- créer et partager des données et des connaissances.
Les Livres blancs d’Inria
Les livres blancs d’Inria examinent les grands défis actuels posés par le numérique et présentent les actions menées par les équipes projets d’Inria pour les résoudre. Ils ont pour objectif de faire le point sur une problématique en précisant ses complexités, en détaillant les voies de recherche existantes ou en émergence et en décrivant les impacts sociétaux attendus et à prévoir.