Les outils informatiques sont aujourd’hui au cœur du travail scientifique aussi bien dans les sciences de la vie que dans les sciences sociales, mais ils sont également à l’origine des services numériques offerts dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne.
Après avoir étudié il y a quelques années la sociologie des bases de données (n° 178-179), et l’activité des codeurs (n° 206), la revue Réseaux revient sur cette question dans un récent numéro sous un angle différent : l’étude des pratiques des scientifiques et des concepteurs de services numériques. « Les uns comme les autres produisent réellement les données dans les deux acceptions du terme, souligne Patrice Flichy, coordonnateur de ce dossier. « D’une part, ils les font exister, ils les structurent, les stabilisent et d’autre part ils les présentent, ils les montrent, les font connaître ».
Le dispositif informationnel, rappelle Patrice Flichy, « est encastré dans diverses pratiques sociales, celles des différents métiers qui coopèrent dans une entreprise, des différentes communautés scientifiques ou techniques, des décideurs extérieurs à ces communautés. Les concepteurs élaborent, en collaboration avec ces divers types d’usagers, plusieurs vues des données… Cet encastrement est complexe à réaliser. Les résultats du calcul ou de la modélisation informatique ne sont pas directement alignés avec les perspectives initiales des chercheurs qui utilisent ces outils. Le long travail d’alignement entre divers mondes sociaux ayant des manières de faire différentes nécessite la construction d’objets frontières suffisamment flexibles pour pouvoir s’adapter aux demandes de chacun des acteurs et en même temps suffisamment robustes pour maintenir une identité commune».
Trois articles du dossier réuni par Réseaux reposent sur une observation minutieuse d’opérations très spécifiques : une collaboration entre des archéologues et des informaticiens, un hackathon sur des données de mobilité, l’installation d’outils numériques dans un Musée des Beaux-Arts.
Les deux autres textes étudient deux communautés scientifique et technique restreintes, celle des épidémiologistes computationnels, et celle des auteurs de brevets américains de mesure et de gestion du temps de sommeil.
Fabrizzio Li Vigni étudie l’émergence d’une communauté scientifique qui a été particulièrement médiatisée avec l’épidémie de la Covid-19 : celle des épidémiologistes computationnels. Ceux-ci viennent pour la plupart de la physique statistique et mobilisent la théorie des réseaux. « Contrairement au travail scientifique classique, les épidémiologistes computationnels ne produisent pas directement leurs données, leur position frontière les amène à utiliser des jeux de données d’origine diverse. Comme les climatologues étudiés par Edwards, ils passent un temps considérable à les nettoyer puis à les homogénéiser. Ils peuvent alors, en s’appuyant sur leur modèle, simuler l’évolution computationnelle de l’épidémie. À l’aide des plateformes de simulation qu’ils ont ainsi construites, ils peuvent visualiser les données avec un double objectif : tester des hypothèses, rendre les résultats lisibles à l’extérieur du monde scientifique et notamment par les décideurs politiques ».Baptiste Kotras, Pauline de Pechpeyrou et Bernard Quinio ont étudié un cas de collaboration expérimentale entre des préhistoriens et deux start-ups spécialisées dans l’intelligence artificielle et les simulations virtuelles. L’archéologie computationnelle confronte deux communautés scientifiques fort différentes. Les archéologues mobilisent des savoirs multiples et très spécifiques toujours difficiles à unifier : ils ne souhaitent pas formaliser de façon définitive leurs connaissances « ancrées dans la matérialité des infrastructures de données ». À l’inverse, les spécialistes de l’intelligence artificielle doivent pouvoir accéder à des données complètement unifiées, à des vérités définitives, nécessaires pour pouvoir entraîner l’algorithme de machine learning.Vanessa Trupia, pour sa part, a suivi et analysé un moment de créativité particulier : un hackathon susceptible de déboucher sur le développement d’une application de mobilité pour smartphone. Les jeux de données s fournis aux développeurs doivent être nettoyés puis contextualisés, sachant que les data ont été produites dans un autre cadre qu’il convient d’expliciter. « Le hackathon permet ainsi d’ouvrir la boîte noire des données ». À travers le processus d’exploration et de croisement, les données sont retravaillées, équipées différemment, pour articuler le monde social des transports et celui des nouveaux services numériques.Cédric Calvignac aborde le Quantified Self (QS) au travers des brevets déposés dans le domaine de la gestion du sommeil. Ici, les données proviennent des usagers. Apres voir dégagé de l’imposante littérature consacrée au Quantified Self les principes axiologiques qui sont au cœur de ce mouvement (volonté de transparence à travers les données, optimisation de soi, les boucles de rétroaction et bio-hacking), Cédric Calvignac montre comment les auteurs de brevets s’inspirent de cet imaginaire (qu’il qualifie de « paradigme dataïste », à la suite des anthropologues finlandais Minna Ruckenstein et Mika Pantzar) et s’attachent à le réaliser.Thomas Faugeras, pour sa part, analyse un projet de numérisation dans un Musée des Beaux-arts et les difficultés rencontrées pour aligner les représentations des professionnels et celles du prestataire. Les professionnels du musée pensent aux historiens de l’art (images en très haute définition), aux enseignants préparant des visites, aux visiteurs ordinaires (audioguides numériques proposant plusieurs types de parcours). La mairie veut améliorer l’image de sa ville. Quant au prestataire, il souhaite développer un logiciel standard de billetterie. « Ces acteurs ont non seulement des représentations différentes des dispositifs techniques, mais aussi des usagers-cibles. Le long travail d’alignement passe par l’élaboration du cahier des charges, la mise au point d’un objet intermédiaire qui prend la forme d’une maquette du site, puis du site définitif ». À chaque étape, on abandonne des composantes du projet. « On débouche sur des compromis, une « figure moyennisée de l’usager », non pas une production nouvelle, mais une « réplication » d’une formule standard. Le prestataire prend en compte les exigences de la mairie qui finance et intègre le matériau documentaire fourni par le musée ».Sommaire
- Patrice Flichy : Produire les données, à la frontière de plusieurs mondes sociaux
- Fabrizio Li Vigni : L’épidémiologie computationnelle à l’ère de la COVID-19. Enjeux disciplinaires et politiques d’une spécialité fondée sur l’étude des réseaux
- Baptiste Kotras, Pauline de Pechpeyrou, Bernard Quinio : Indices, algorithmes et chasseurs-cueilleurs. Hybridation et friction des épistémologies dans un dispositif d’archéologie computationnelle
- Dilara Vanessa Trupia : Open transport data et développement d’applications de mobilité. Un travail d’équipement à la frontière de mondes variés
- Cédric Calvignac : Traductions sociotechniques des principes axiologiques du quantified self. Analyse d’un corpus de brevets US dédiés à la mesure et à la gestion du sommeil
- Thomas Faugeras : Un cabinet de desseins. Des figures d’usagers au cœur de la conception de dispositifs numériques de médiation dans un musée des Beaux-Arts
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